Ça se bouscule à l’entrée de la maternité politique tunisienne. La naissance de plusieurs partis politiques du centre est annoncée. A cor et à cri… Mais quel est leur avenir ?

Par Jamel Dridi


 

Toujours plein d’humour, certains observateurs politiques tunisiens un peu cyniques se moquent rappelant que l’addition des zéro ne fait que zéro.

Pourtant on aurait tort de penser ainsi. Ces nouvelles forces du centre pouvant constituer une réelle alternative à l’actuelle «troika» (la coalition tripartite au pouvoir constituée d’Ennahdha, d’Ettakatol et du Cpr). Ce qui, au fond, est souhaitable pour la démocratie tunisienne. En effet, cette dernière ne sera vraiment solide que lorsqu’il y aura une confrontation d’idées représentant tous les courants de pensée en Tunisie.

Par ailleurs, sous-estimer cette dynamique des nouvelles forces du centre serait une erreur en raison de la qualité de certains de ses acteurs. Economistes tunisiens d’envergure internationale, penseurs politiques respectés, etc., sur le papier, il y a un vrai potentiel à exploiter.

Mais il est vrai que ces forces ont plusieurs points faibles. En fait, surtout trois, ceux-là même qui leur avaient coûté la victoire aux premières élections libres, pluralistes et transparentes de la Tunisie, le 23 octobre 2011. Une véritable gifle électorale dont il n’est pas sûr qu’elles aient retiré toutes les leçons.

La guerre fratricide des chefs

L’un des écueils les plus significatifs qui a entravé l’alliance des partis du centre trouve son origine dans l’égo surdimensionné de ses chefs. Ce que beaucoup d’observateurs ont noté jusque là c’est l’impossibilité pour certains de ces dirigeants de comprendre qu’être un petit chef d’un petit groupe c’est bien mais qu’être un général d’une immense armée c’est encore mieux. Et surtout plus efficace quand l’adversaire en face est solide.

On pourrait d’ailleurs penser que ce problème de leadership est secondaire et facile à résoudre. On se tromperait là fortement. En tous cas, jusque là, rien ne semble avoir changé et les sourires de photos de groupe des forces politiques qui semblent vouloir s’associer n’y changeront rien. Au contraire, qu’on le veuille ou non, il y aura bien une guerre de légitimité entre les leaders du parti du centre. Et d’ailleurs il n’y a rien d’exceptionnel à cette étape qui est tout-à-fait normale et nécessaire.

Tous les partis organisés des démocraties connaissent cette phase délicate de hiérarchisation des pouvoirs. Dans certains, ça se règle de manière un peu brutale quant, par exemple, à l’occasion d’un congrès, les militants décident de voter pour l’une ou l’autre des équipes qui veut la direction. Pour d’autres, ça se fait de manière plus démocratique par le biais de ce qu’on appelle des primaires comme le connaissent actuellement les républicains aux Etats-Unis ou comme l’ont connu les socialistes français il y a quelques mois.

Aucun groupe politique tunisien ne pourra sérieusement affronter de manière unie et homogène la «troïka» si la question de savoir qui est celui qui tiendra le volant au sein du parti n’est pas résolue. Comment par ailleurs convaincre une large frange de Tunisiens quand on n’arrive même pas à convaincre des partis jumeaux qu’il faut faire chemin ensemble ?

Si ce «calage managérial» à la tête du parti a lieu, le vrai problème sera aussi de savoir quand cela se fera. Le faire trop tard alors que la bataille politique a déjà commencé n’est pas sérieux. On ne réorganise pas son commandement en plein milieu d’une bataille sauf à vouloir la perdre !

De l’opposition à la proposition

Par ailleurs, les partis du centre n’ont jusque là pas brillé par des propositions concrètes. Certes, il leur a fallu un peu de temps pour se relever du k.o. du 23 octobre ; mais, ensuite, à part essayer de discréditer la politique de la «troïka», qu’ont-ils fait ? Il ne s’agit pas là de critiquer gratuitement ces forces du centre mais de bien montrer que le chemin de l’opposition systématique est purement stérile pour deux raisons essentielles.

La première c’est de mépriser l’intelligence et la maturité politique des Tunisiens de plus en plus connectés à l’information politique internationale (tv satellite, internet, etc.). En effet, sous l’ancienne dictature, l’agressivité politique envers l’autre était la règle. Le but était simplement pour le pouvoir de discréditer un adversaire. Le peuple n’était pas arbitre. Il n’y avait donc aucun intérêt à ce qu’on lui fasse des propositions pour qu’il départage les adversaires. Les choses ont bien évidemment changé. Aujourd’hui l’électeur est alerte et sait où il veut aller. Il attend qu’on lui propose une alternative en termes de projets, d’idées. Si les moqueries et les secrets cachés de tel candidat ou groupe le distraient, il ne confiera pas son sort aux porte-voix de ces amuse-gueules politiques.

D’ailleurs, le Tunisien le souligne au travers d’un sondage récent fait par Nessma, Mosaïque FM et le journal ‘‘El Maghreb’’ avec le cabinet 3C Etudes qu’on ne peut pas soupçonner d’être partiaux avec le gouvernement.

Que dit ce sondage ? Que Moncef Marzouki, le président de la République, qui est tous les jours moqué et vilipendé, arrive en tête des sondages des personnes auxquelles les Tunisiens font confiance !

Il y a vraiment là une situation à méditer dans les états-majors de l’opposition, n’est-ce pas ?

La deuxième c’est bien évidemment de s’épuiser sur des sujets polémiques mais ô combien peu rentables politiquement et surtout parfois à double tranchant. C’est, d’ailleurs, le B.A.BA en politique, apparaître comme le sage qui respecte son adversaire politique tout en mettant en route le programme qui va le tuer. L’a-t-on compris au sein des partis du centre ? ou continue-t-on de s’enfoncer dans des sujets qui font du bruit internationalement mais qui, localement, sont suicidaires ?

Le meilleur exemple que l’on peut rappeler est celui concernant le débat sur l’identité ou la laïcité. Un vrai piège à bourricot qui faisait doucement rire les états-majors d’Ennahdha et dans lesquels sont tombés les amateurs de la politique tunisienne. Un véritable cas pratique d’école que certains n’ont toujours pas mis dans leur fondamentaux.

Alors que les Tunisiens, tout en étant tournés vers la modernité, mais jaloux de leur patrimoine culturel et religieux arabo-musulman, revenaient vers l’islam confisqué par Ben Ali, certains n’ont pas trouvé moins de confondre la Tunisie avec la France en proposant un débat «tarte à la crème» sur la laïcité que les Tunisiens n’ont pas compris. Pire, certains partis, qui ne voulaient que dissocier Etat séculier et religion (ce qui, en soi, est un débat intéressant) sont apparus comme les nouveaux «commerçants de la mécréance» (ce qui est faux bien sûr).

Pour rappel, des milliers de Tunisiens qui vivent en Europe et qui baignent dans la modernité ont rejeté ce type de débat injustifié et à contre-courant en sanctionnant électoralement ceux qui l’ont porté.

Les nouveaux acteurs du centre n’acquerront une vraie visibilité que lorsqu’ils existeront non pas par leurs critiques, certes parfois justifiées, de l’adversaire mais par la présentation d’un programme de propositions alternatives. Surtout, ils devront éviter d’importer des débats sur la religion musulmane où l’électeur tunisien ne se reconnaît pas.

Convaincre les couches populaires

S’il y a un domaine où les forces de la «troïka» sont en avance par rapport aux partis du centre, c’est bien celui là. Avant les élections du 23 octobre, au moment où certains vendaient au peuple tunisien des débats stériles, le Cpr, Ettakatol et surtout Ennahda allaient de région en région pour ouvrir des bureaux, là où aucun politique n’était jamais allé.

Pour parler directement, c’est très bien de ne pas négliger les électeurs/élites de Tunis, et d’une ligne allant tout le long du littoral, de Gammarth à Sfax, car ce sont aussi des électeurs tunisiens (c’est très bien de briller internationalement), mais c’est encore mieux de se rappeler qu’ils ne représentent mathématiquement au mieux qu’une partie limitée des électeurs de la Tunisie. Le reste se trouvant à l’intérieur des terres. Que les partis du centre se posent en toute transparence cette question. Où en sont-ils quant au maillage du territoire ? Sont-ils aussi à l’aise à la Marsa qu’à Kalaât Snen dans le gouvernorat du Kef ?

En Tunisie, l’apparition d’une force alternative est souhaitable afin de dynamiser le débat politique et toujours maintenir notre pays dans la course aux bonnes idées. Cette alternance ne sera possible que si les partis du centre parlent d’une seule voix et commencent enfin, parce qu’ils en ont largement les moyens intellectuels, par proposer des idées et ne se cantonnent pas à une posture d’opposition. Surtout qu’ils ne se trompent pas de pays ! La Tunisie n’est pas la France.

Nous écrivions sur Kapitalis il y a quelques temps que le meilleur ennemi d’Ennahdha c’était lui-même. Qu’il devait maitriser sa communication, convaincre sur le terrain économique et non pas religieux, à défaut de quoi il aurait des débuts difficiles. Nous ne nous sommes pas trompés.
Nous sommes tentés d’écrire la même chose pour les prochains partis du centre. Leurs meilleurs ennemis ce seront eux-mêmes. S’ils ne parlent pas d’une seule voix, ne sont pas force de propositions, et surtout ne vont pas vers les terres de l’intérieur, ils ne dépasseront sans doute pas le stade de la promesse sans lendemain.