Les services secrets et la diplomatie française ont-ils fait remonter l’information aux politiques français du temps de Ben Ali ? Kapitalis a tenté d’en savoir plus sur ce sujet.
Par Jamel Dridi
Beaucoup a déjà été écrit sur les raisons du silence complice d’une grande partie du pouvoir politico-médiatique français avec l’ancien régime dictatorial tunisien. Quelles que soient ces raisons, collusion intéressée ou allergie à l’islam, la conséquence a été un mutisme criminel qui a permis au régime de Ben Ali de torturer en toute impunité.
La réalité tunisienne remontait-elle à Paris ?
Pourtant au même moment plusieurs services de renseignement ainsi que des diplomates occidentaux, notamment anglo-saxons, alertaient avec une précision chirurgicale leurs responsables politiques. Dépassements liberticides, déliquescence du régime dictatorial tunisien laissant présager une fin de règne imminente, il est maintenant connu que les politiques anglais ou américains par exemple savaient clairement ce qui allait arriver. Ce qui souligne avec force la veille informative de leurs services leur permettant d’anticiper les événements au mieux des intérêts de leur pays.
Par conséquent, la question qui vient très vite à l’esprit concernant le cas français est la suivante : est-ce que la diplomatie et les services secrets français, connus pour être très actifs dans leurs anciennes colonies et protectorats, ont eu une vision aussi claire que leurs homologues anglo-saxons sur la situation de terrain ? Par ailleurs, ont-ils fait remonter les informations à Paris ?
La question n’est pas dénuée d’intérêt. Au-delà du simple fait de jauger l’efficacité d’un service d’intelligence, il s’agit de souligner l’importance pour des politiques d’avoir une information fiable car, dans le cas franco-tunisien, les conséquences, comme tout le monde le sait, sont terribles. Perte de confiance totale de la rue tunisienne dans les politiques français, incompréhension par les politiques français du nouveau «jeu politique tunisien» avec comme conséquence des déclarations ou décisions à contre-courant, etc., mettant encore plus mal à l’aise la diplomatie française.
Même si le sujet a été discuté, il n’a pas eu beaucoup d’échos. Quelques personnes, journalistes, écrivains ou «retraitées» des services, à la fois bonnes connaisseuses du renseignement et averties du cas tunisien ont émis des avis. Le problème est que parfois ces avis sont parfois totalement contradictoires.
Ainsi, pour certains, le renseignement français s’est peu à peu laissé «anesthésier» par le régime de Ben Ali. Ce dernier ayant prouvé sa redoutable efficacité à faire obéir au doigt et à l’œil tout un peuple en transformant la Tunisie en un immense commissariat de police où pas un Tunisien, islamiste ou non, ne faisait de vague. Le renseignement français a donc peu à peu perdu le contact avec le terrain «déléguant» en quelque sorte son information à cette redoutable machine policière.
Cette thèse, si elle peut se défendre en raison de la proximité forte, plusieurs fois soulignée par les politiques français, entre les renseignements français et tunisien, ne peut être acceptée telle quelle. Aucun service n’agirait de la sorte. Comment se pourrait-il alors que ceux qui recherchent constamment le secret se fient à une seule source fusse-t-elle amie ?
Pour d’autres, c’est le contraire qui est affirmé. Ainsi, une personne aujourd’hui responsable d’une importante entreprise d’intelligence économique qui organise régulièrement en collaboration avec les services français des séminaires à l’attention des entreprises pour se défendre contre l’espionnage industriel, avance clairement, sous couvert d’anonymat, l’idée que «les informations sur les abus du régime de Ben Ali ont été mis très tôt sur la table des hommes politiques français ou de leurs proches conseillers». La question qui vient à l’esprit est donc de savoir pourquoi le pouvoir politique n’en a absolument pas tenu compte ? Sa réponse est qu’ «en raison des relations entre l’élite politico médiatique française et le pouvoir tunisien», ces rapports, par-delà leur contenu, n’ont même pas été ouverts et encore moins lus.
Là aussi, si cette thèse tient la route, elle est quelque peu caricaturale. Car si beaucoup de politiques n’ont pas été à la hauteur, il est trop facile de tout leur remettre sur le dos.
Alors comment connaître ce qui s’est réellement passé ? Les diplomates et agents ont-ils fait leur travail et ce sont les politiques qui ont dérapé ? Ou, au contraire, les services français ne s’informaient-ils que par procuration via la police tunisienne ?
La police française ne communique pas sur le sujet
Pour avoir une réponse précise, nous avons décidé d’aller à la source et contacté le Sicop, qui est l’interface de contact entre les renseignements français et la presse. Après les premières vérifications pour voir si nous ne sommes pas de simples petits curieux qui souhaitons accéder à un domaine sensible, notre demande d’interview a été prise en compte. Nous serions recontactés dans quelques jours, nous a-t-on assuré.
Après une attente de quelques jours, la réponse tombe et elle est négative. Impossible d’avoir une interview d’un opérationnel du renseignement sur le sujet choisi. Nous argumentons avec notre volonté affichée de faire un travail d’enquête et non pas de soulever une nouvelle polémique mais rien n’y fait, le sujet est apparemment trop «chaud». Sans doute implique-t-il aussi une dimension politique trop forte !
Il y a là une véritable déception car au-delà de la simple question technique du recueil d’information, il faudra bien tôt ou tard se pencher sur ce sujet et comprendre comment un grand pays comme la France, liée d’une vieille amitié à la Tunisie et disposant de renseignements puissants, a pu se tromper à ce point.
La diplomatie française a fait son job
Nous décidons d’aller vers les diplomates, souvent plus diserts sur la question. Qu’en pensent-ils ? Notre interlocuteur qui connaît bien la Tunisie accepte de nous répondre tout en exigeant l’anonymat malgré le caractère peu gênant de nos questions. Nous rentrons dans le vif du sujet et posons d’emblée la question de savoir si les diplomates étaient bien au fait de la situation tunisienne et s’ils faisaient remonter l’information ?
Sa réponse est cinglante : «Nous ne passions pas tous notre temps à chanter, qu’est ce que vous croyez !… On a noirci le trait en mettant tout le monde dans le même sac, comme si aucun de nous ne faisait son travail. Comme dans toute diplomatie, le travail de remontée d’information économique et politique se faisait régulièrement».
Si effectivement tous les diplomates ne passaient pas leur temps à chanter dans des karaokés, comment expliquer le décalage entre les politiques français et la réalité tunisienne. En d’autres termes, pourquoi ces derniers, qui se fient aux canaux internes pour s’informer, n’étaient-ils donc pas bien informés ?
Face à notre insistance, notre interlocuteur lâche mécaniquement une phrase précieuse pour mieux comprendre la situation : «Il n’y a pas que les services officiels qui font remonter l’information ; il y a aussi des réseaux économiques, de business, etc., qui le font aussi, et parfois contre nous». Le diplomate n’en dira pas plus, mais on l’a compris : des hommes d’affaires, des personnes de la société civile, etc., tunisiens, ayant leur entrée au sein de puissantes associations françaises, groupes politiques, ministres, court-circuitaient le canal officiel de remontée d’information.
Réponse facile, pourrait-on dire. Voilà encore une personne qui se défausse sur des hommes d’affaires corrompus puissants tunisiens qui vendaient auprès des politiques français le régime de Ben Ali. Effectivement, c’est un peu facile car il aurait fallu des noms et des faits concrets pour étayer cette thèse.
D’un autre côté, cela n’est pas totalement faux et il y déjà eu de nombreuses révélations sur ce point. On en revient aux relations incestueuses entre le monde médiatico-politique français et certains hommes d’affaires tunisiens. Il est de notoriété publique que certains ont prêté leur avions à des ministres français ou leur ont offert de nombreux cadeaux.
Ce type de relation s’accompagnait souvent de messages politiques décrivant une Tunisie calme et sous contrôle, où la pauvreté est limitée et les droits des femmes, tout au moins, sont respectés. Ces affairistes, en masquant la misère des Tunisiens pour mieux prospérer sous le régime de Ben Ali qu’ils vantaient, ont aussi joué un rôle dans la diffusion de fausses informations. Et on peut donner du crédit à ce diplomate sur ce point.
Comment, en effet, dans ces conditions, les renseignements ou les diplomates de terrain pouvaient être écoutés si leurs chefs politiques avaient déjà fait leur opinion entre deux séjours dans un hôtel luxueux offerts par de riches hommes d’affaires benalistes.
Le téléphone parisien sonne dans le vide
Encore une fois, difficile là aussi, comme pour le renseignement, d’avoir une idée précise de la question. Mais puisque l’on nous livre là une nouvelle piste, il convient d’enchainer et de se demander si ce type de contacts extra-officiels existe toujours aujourd’hui, alors que la démocratie tunisienne est en place et que les Tunisiens en ont assez des affairistes corrompus qui utilisent ces réseaux occultes, non pas pour parler de la Tunisie mais pour servir leurs propres intérêts.
Réponse de notre interlocuteur : «Si vous demandez si certains Tunisiens téléphonent toujours à leurs amis parisiens pour qu’ils foutent leur nez dans les affaires tunisiennes, oui». Le diplomate ajoute, avec une touche d’ironie : «Mais est-ce qu’à Paris le téléphone est systématiquement décroché ? La réponse est non car on a compris avec les dernières élections que ces interlocuteurs francophiles ne pesaient finalement pas lourd dans le nouvel échiquier politique tunisien».