Avec les appels au meurtre des juifs, les agressions contre les journalistes, universitaires et artistes, et les démonstrations de force lors des manifestations de rue, les extrémistes religieux font peser de graves menaces sur le pays.
Par Zohra Abid
Deux jours après les discours de haine et les appels au meurtre des juifs lancés par des éléments salafistes, le président de la communauté juive de Tunisie, Roger Bismuth, a rompu le silence et fait part publiquement, mardi, de son inquiétude. Et pour cause : M. Bismuth et les quelques 1.000 et 1.500 Tunisiens de confession juive vivant encore en Tunisie ne peuvent plus dormir tranquilles dans un pays qui les a vus naître et où ils ont choisi de vivre et de travailler.
Les appels au meurtre contre cette petite communauté, qui se multiplient dans le pays, proférés par des groupes extrémistes capables de passer aux actes, ont, en effet, de quoi inquiéter. Et pas seulement les Tunisiens de confession juive.
Le tourisme victime des démonstrations de force salafistes
Le dernier appel du genre a été lancé, dimanche 25 mars, au centre-ville de Tunis, à même pas cinquante mètres du ministère de l’Intérieur et au vu et au su des agents de sécurité, qui encadraient la place du 14 Janvier, où manifestaient des milliers de salafistes.
Abou Iyadh, le leader des salafistes tunisiens.
Le 27 mars, M. Bismuth, homme d’affaires de son état, Tunisien de parents et d’arrière grands-parents, a rencontré Mustapha Ben Jaâfar, président de l’Assemblée constituante et lui a exprimé son immense inquiétude. D'autant que le mois prochain, accueillera le pèlerinage de la synagogue de la Ghriba, dans l’île de Djerba (sud-rest) ; et toute sa crainte, c’est que les 200 familles, qui comptaient se rendre en Tunisie à cette occasion, seraient contraintes de se désister suite à ces menaces. Sa crainte aussi, c’est qu’après le départ définitif de près de 200 entreprises étrangères, le secteur du tourisme, déjà largement sinistré, sera davantage affecté, si la situation sécuritaire dans le pays ne s’améliore pas dans les prochaines semaines. Il est vrai que le spectacle récurrent des marches de groupes extrémistes, appelant à la mort des Occidentaux, des Juifs, des laïcs et tutti quanti, ne donnera pas envie aux touristes européens, et même arabes et musulmans, de visiter la Tunisie.
Les déclarations soporifiques de la «troïka»
M. Ben Jaâfar a certes essayé de rassurer M. Bismuth, et a condamné les appels au meurtre et à la haine entre les communautés. Le président de la république Moncef Marzouki a fait de même. Le ministère des Affaires religieuses s’est fendu, lui aussi, d’un communiqué condamnant ce phénomène. Sans parler des partis politiques et des associations de défenses des droits de l’homme qui ont fait de même. Mais est-ce suffisant ? Des décisions plus fermes ne peuvent-elles pas être prises et appliquées, comme l’arrestation et la traduction devant la justice de toute personne qui, en appelant à la violence ou à la haine raciale, se met hors la loi ? Ces personnes souvent connues, des vidéos sont là pour laisser à la postérité leurs actes glorieux, pourquoi la police s’entête-t-elle à ne pas les trouver ? N’y a-t-il pas là anguille sous roche ? Pourquoi le gouvernement, dominé par le parti islamiste Ennahdha, donne-t-il la très désagréable impression de vouloir ménager les extrémistes religieux, et surtout ceux d’entre eux qui transgressent allègrement la loi ?
La liberte d'expression justifie-t-elle l'appel au meurtre ?
Les slogans antijuifs ont fleuri en Tunisie dès le lendemain de la révolution du 14 janvier 2011. Souvenons-nous : vers la mi-février, trois semaines après la fuite de Ben Ali, un cortège de fanatiques religieux, agitant pour la première fois dans le pays leurs bannières noires ou blanches, ont entonné des chants religieux et appelé au meurtre des juifs, qui plus est, devant la grande synagogue de Tunis.
Moins d’un an après, lors de la visite en Tunisie du chef du gouvernement palestinien à Gaza, Ismaïl Haniye, à l’invitation du parti Ennahdha, certains de ceux qui l’accueillait, le 5 janvier 2012, à l’aéroport de Tunis-Carthage, ont lancé – qui plus est en présence du leader d’Ennahdha Rached Ghannouchi et du chef du gouvernement Hamadi jebali, ainsi que d’autres figures emblématiques du parti islamiste tunisien – des appels au meurtre des Juifs.
Pèlerinage juif de la Ghriba à Djerba
M. Ghannouchi parle d’«actes isolés»
MM. Ben Jaâfar, Marzouki et Ghannouchi, et la plupart des dirigeants politiques et associatifs tunisiens, ont certes dénoncé ces appels. Le chef d’Ennahdha, dans sa manière habituelle de ménager la chèvre et le choux, et de tenir le bâton par le milieu – pour ne pas s’aliéner les extrémistes de son propre camp – a déclaré, quelques jours après, qu’il s’agit d’«actes isolés», ajoutant que les juifs sont chez eux et sont considérés comme des citoyens à part entière.
Au lendemain des appels au meurtre des juifs du dimanche 25 mars, M. Ghannouchi a récidivé, en condamnant les appels au meutre des juifs et en chantant la même engaine : les juifs tunisiens sont chez eux et il est de leur droit de profiter entièrement de leur citoyenneté.
Interrogé sur les agissements des extrémistes religieux, lors de la conférence de presse, donnée le lendemain, au siège de son parti à Tunis, cheikh Ghannouchi a à peine élevé le ton, affirmant qu’il valait mieux pour ses «frères salafistes» (sic !) de privilégier le dialogue pour éviter d’être arrêtés par la police.
Roger Bismuth.
Pour bon nombre de Tunisiens, la position du gouvernement actuel face aux agissements des extrémistes religieux est laxiste voire démissionnaire. En semant la discorde dans le pays et en divisant le peuple entre croyants et mécréants, musulmans et laïcs (juifs, chrétiens, homosexuels, francophones, pro-occidentaux, etc.), ces derniers ne servent pas les intérêts vitaux du pays et font courir aux Tunisiens de graves dangers.
M. Bismuth a donc raison de souligner que, face à ces démonstrations de force des groupes extrémistes, paradant à travers les grandes villes du pays, les touristes vont finir, à la longue, par tourner le dos à la Tunisie, un pays qui ne ressemble plus à celui qu’ils connaissent et qu’ils apprécient.