L’Espagnol est le seul grand écrivain à avoir apporté un soutien direct à la cause démocratique des Tunisiens. La Révolution, qui a finalement triomphé dans notre pays, s’honorera en lui rendant hommage.

Par Abdelatif Ben Salem*


Fin connaisseur de notre culture et attentif aux mutations dans le monde arabe depuis toujours, le grand écrivain et essayiste espagnol Juan Goytisolo (Barcelone 1931), a toujours accordé une place particulière dans son œuvre aux rapports heurtés et ambigus qu’entretient l’historiographie de son pays avec les Arabes. La publication en 1981 – presque simultanée avec ‘‘Orientalisme, l’Orient crée par l’Occident’’ d’Edward Saїd – de ses ‘‘Chroniques sarrasines’’ a totalement bouleversé le champ des études arabes et islamiques en Espagne, longtemps resté prisonnier d’une vision réductrice voire xénophobe de la présence arabe en Espagne pendant neuf siècles.

Une conscience vigilante de notre temps

Outre les perspectives critiques salutaires qu’il a ouvertes aux chercheurs et au public, par l’inventaire sans concession de l’arabisme espagnol, cet ouvrage a revalorisé, en la prolongeant, les thèses de son maître l’historien Américo Castro sur l’Espagne des trois cultures et la contribution fondamentale de l’élément sémitique dans la formation du paysage historique de la Péninsule.

L’image de l’arabe (moro) et sa présence dans la mémoire collective des Espagnols vont innerver la totalité de l’œuvre de Goytisolo à partir de son roman emblématique ‘‘Revendication du Comte don Julian’’ (1970), jusqu’à son dernier écrit ‘‘L’Exilé d’ici et d’ailleurs’’ (2010), une sorte de compendium de sa critique féroce des travers de la civilisation occidentale.

Intellectuel et grand romancier engagé, opposé au franquisme, et critique farouche de l’Espagne post-franquiste, Goytisolo est considéré à juste titre avec le prix Nobel allemand Günter Grass, le Mexicain Carlos Fuentes et d’autres penseurs et hommes de culture, comme l’une des consciences universelles les plus vigilantes de notre temps.

Il n’a eu de cesse depuis sa jeunesse de combattre le racisme anti-immigré, de défendre les causes des faibles, des minorités et des peuples opprimés en particulier le peuple palestinien, de dénoncer l’hypocrisie de l’Occident et de s’opposer aux guerres destructrices des grandes puissances.

Grand ami des peuples arabes et de leurs aspirations démocratiques, il a accepté sans hésiter en 2000 presque dix ans jour pour jour avant la Révolution tunisienne, de se rendre à notre demande en Tunisie pour s’entretenir discrètement avec des opposants et des intellectuels de premier plan et de témoigner pour l’histoire. A son retour deux quotidiens internationaux ‘‘Le Monde’’ et’ El Pais’’, publient simultanément ‘‘Retour de Tunis’’ (18 janvier 2000), un réquisitoire sans ambages contre le système totalitaire imposé aux Tunisiens par le clan kleptocrate des Ben Ali-Trabelsi.

Attaqué par les agents de Ben Ali

Bassement attaqué par les agents diplomatiques tunisiens en poste à Madrid et à Marrakech où il réside, calomnié et dénigré, il récidive en 2009 par la publication d’un court texte prémonitoire intitulé ‘‘L’un l’Unique’’ où un dictateur peint sous les traits d’un Ben Ali en proie à la panique, s’apprêtant à mettre fin à ses jours, annonce devant une caméra vidéo la chute imminente de son régime.

Grâce à l’éclat littéraire, à la justesse du ton et au cachet prophétique de ce texte, l’histoire de la Tunisie se trouva hissée au rang de l’Histoire universelle avec un grand H.

Traduit en arabe par mes soins, ce texte ‘‘Al-wâhid al-awhad’’ a été publié sur Tunisnews le 14 octobre 2009, en guise de cadeau d’adieu au dictateur, quelques jours avant le plébiscite final de la tristement célèbre «ère de changement»(1).

Depuis le 14 janvier 2011, la Tunisie a vu défiler un nombre incalculable de pseudo-intellectuels européens et de «chercheurs» dont la notoriété ne dépasse pas le seuil de leurs unités et centres «de recherche», financés la plupart du temps par les «Services» de leur pays respectifs.

Contre toute éthique d’indépendance et d’autonomie intellectuelle, certains, invités probablement par les nouveaux maîtres du Palais, n’ont pas boudé le plaisir, dans un mélange incompréhensible et inconscient du genre, de «coucher» une nuit ou plus au palais de Carthage dans les draps de Ben Ali et de Leila !

Après Michel Foucault, Jean Paul Sartre et Jean Genet, qui avaient soutenu, dans les années soixante dix, les détenus d’opinion emprisonnés sous Bourguiba, Juan Goytisolo demeure, trente plus tard, un des rares intellectuels d’Occident à rester fidèle à la noble tradition d’engagement aux côtés des causes justes.

Seul grand écrivain à avoir apporté un soutien direct à la cause démocratique des Tunisiens. La Révolution, qui a finalement triomphé dans notre pays, s’honorera en lui rendant hommage ainsi qu’à ses amis sincères et dignes de respect.

* - Traducteur et écrivain tunisien résidant à Paris.

Photo de la bannière: Abdellatif Ben Salem.

Note:

1 - Le 22 janvier 2011, soit une semaine après la Révolution de la Dignité et de la Liberté, j’ai appris par une indiscrétion au Consulat de Paris où je m’étais rendu avec des compagnons pour «dégager» un consul véreux, que la traduction et la publication de ce texte m’ont valu le rajout à l’interminable liste d’accusation formulée à mon encontre par les «Isti‛lâmât» (services de renseignement tunisien), celle de «projet d’attenter à la vie du chef de l’Etat». Loin de me fâcher, j’ai considéré cela comme un hommage involontaire au pouvoir de la littérature et m’étais réjoui à l’idée que la littérature en se transformant en arme redoutable peut faire peur aux ennemis. Le texte épuré de Juan Goytisolo a mis, probablement dans un moment de vérité unique, le dictateur face à lui-même (N.d.T).