La centrale patronale tunisienne vit, depuis la révolution, des ébranlements majeurs et attaques de toutes sortes – internes et externes – dont on ne connait pas vraiment les tenants et les aboutissants.
Par Moncef Chtourou
Depuis quelques semaines déjà, les médias et la presse écrite n’arrêtent pas d’en parler mais malheureusement aucun d’entres eux n’a pu réaliser une analyse complète des vraies causes de ce remue-ménage qui ne voit pas, pour ainsi dire, le bout du tunnel.
Plus profondément, on ne comprend pas – sauf pour les protagonistes de l’affaire (ou des affaires) – l’origine de toute cette pagaille assimilée par certains à un désordre conjoncturel, pour d’autres comme un désaveu de la centrale patronale. Il n’en est rien, pourtant, car il existe bien une crise majeure au sein de l’Utica. Elle se préparait depuis des années. Elle n’est ni conjoncturelle suite à la révolution, ni un désaveu de la centrale. C’est, plus objectivement, une crise en gestation et qui provient de multitudes de petites crises ayant ses acteurs et ses instigateurs.
Wided Bouchamaoui reçue par Hamadi Jebali.
L’invasion des politiques
Au lendemain de la révolution, un grand nombre de formations politiques a vu le jour et certaines d’entre elles ont essayé d’avoir une mainmise exclusive sur l’Utica pour en faire une machine de guerre électorale, en utilisant certaines associations et institutions satellites. Au premier rang de celles-ci, l’Association des Tunisiens des grandes écoles (Atuge), l’Institut arabe des chefs d’entreprises (Iace), ainsi que le Centre des jeunes dirigeants (Cjd), une institution relevant directement de l’Utica. Un bras de fer violent s’est alors enclenché entre les présidents des fédérations sectorielles de l’Utica ainsi que les présidents des unions régionales constituant le conseil administratif de l’Utica d’une part et les parties souhaitant instrumentaliser l’Utica à des fins électorales. Le ministre du transport d’alors, Yassine Ibrahim, qui était Atugien, était de la partie.
Les dissidents en première ligne
Conséquence de cette bataille, plusieurs hommes d’affaires sont partis en dissidence. Le plus notoire d’entre eux est Tarak Chérif qui, selon ses dires, ne trouvait plus sa place à l’Utica et ne se reconnaissait plus dans cette institution. Il a voulu la contrecarrer frontalement en créant une centrale patronale concurrente, Conect, en application du principe du pluralisme syndical, disait-il.
Le conflit a provoqué des fracas : Tarak Chérif est parti à la chasse des hommes d’affaires turcs, qu’il a attirés dans les filets de la Conect. Ces derniers ont même fait le déplacement pour venir visiter la Tunisie à travers la Conect.
Wided Bouchamaoui reçue par Moncef Marzouki.
Simultanément, deux mouvements se sont créés au sein de l’Utica. Pour en changer le «mode de fonctionnement», pour plus de transparence, ils ont exigé la démission des anciens membres du bureau exécutif, l’assainissement complet des rouages de la centrale et la rupture avec le passé.
Le premier mouvement dénommé «Sauvons l’Utica» est constitué d’hommes d’affaires appartenant depuis toujours à la centrale. Il est conduit par Jameleddine Laouididi et talonné par des hommes d’affaires notoires, à l’instar de Tarak Boulifa, Sofiène Bessis, Abderahmen Teboubi… Ce mouvement aspire réellement à créer un dialogue nouveau au sein de la centrale patronale. Non exempté de petits arrangements et de quelques arrières- pensées, le mouvement était porté, malgré tout, par une certaine sincérité et une philosophie réelle de changement.
Le deuxième mouvement, dénommé «Renouveau de l’Utica» est conduit par les Atugiens et les membres de l’Iace avec la complicité du Cjd. Il est étranger à l’Utica. Après qu’ils aient réussi le «dégagement» de Hédi Jilani, ses membres voulaient instrumentaliser la patronale pour en faire un cheval de bataille pour les élections de la constituante et des élections qui suivront au profit du parti Afek Tounes.
Paradoxalement, Chakib Nouira, le fils de l’ex-Premier ministre Hédi Nouira, qui a donné son premier véritable essor à l’organisation, a préféré manœuvrer de l’intérieur de la centrale pour s’y repositionner.
Le plan de Afek Tounes a finalement échoué devant la ténacité des militants mais a laissé tout de même beaucoup de rancœurs et de divisions…
Tarak Cherif a préféré quitter l'Utica pour fonder Conect: le patronat se met à l'heure du pluralisme syndical.
La lancinante crise du personnel
Ceci étant, d’autres volets de la crise prenaient de l’ampleur. Notamment le désastre laissé par Hedi Jilani dans la gestion des carrières du personnel, avec des rémunérations et des promotions fondées sur le clientélisme politique, une injustice hallucinante dans l’attribution des salaires, dont certains étaient indécents, des licenciements abusifs, des mutations de sanction, une absence de statut et de protection des salariés… L’atmosphère était explosive dans les sphères des employés et ces derniers n’ont pas tardé à se révolter contre le système et notamment contre leurs directeurs centraux qui étaient, à leurs yeux, la cause et le symbole de tous les abus dont ils estimaient être les victimes.
Les fonctionnaires licenciés ont depuis été réintégrés, les contractuels titularisés et une augmentation générale des petits salaires s’en est suivie mais cela n’a pas réussi à calmer les fonctionnaires qui réclamaient avant toute chose la constitution d’un syndicat du personnel de l’Utica au sein de… l’Ugtt.
N’en déplaise à beaucoup, le syndicat au sein de l’Ugtt a été effectivement créé et il a contribué, d’une large part, à la crise de l’Utica… Un syndicat des fonctionnaires de l’Utica au sein de l’Ugtt? Il fallait le faire. Même Feu Habib Achour n’y aurait jamais songé.
La difficile gestion des unions régionales
En plus de toutes les inimitiés de l’Utica officielle avec Afek Tounes, le mouvement «Sauvons l’Utica», celui du «Renouveau de l’Utica», la Conect et le syndicat des fonctionnaires, il ne faut pas pour autant oublier les situations conflictuelles voire catastrophiques de quelques unions régionales dans les gouvernorats.
Une union régionale est un relais général au niveau d’un gouvernorat de l’Utica central. Il se compose de toutes les chambres syndicales au niveau de ce gouvernorat ainsi que les unions locales dans les délégations, relais à leurs tours de l’union régionale, le tout chapeauté par un bureau exécutif d’une quinzaine de membres, élu par le congrès au suffrage direct.
Mais au temps de Hédi Jilani, le suffrage direct ne voulait pas dire grand-chose. Dans la pratique et en coulisses, l’ex-patron des patrons et quelques uns de ses faucons, choisissaient les membres des bureaux régionaux et bien évidemment les présidents régionaux, ce qui a laissé beaucoup d’amertume et de rancœur chez un nombre non négligeable de patentés qui sont devenus, désormais, prêts à en découdre à la moindre étincelle. Mais ce n’était pas tout. Hédi Jilani ne se privait pas, aussi, même après les congrès régionaux et l’installation des membres des bureaux élus, de balayer d’un revers de main les résultats des élections. Si la constitution d’un bureau régional divergeait de ce qui a été préalablement programmé ou si ce bureau était en désaccord sur un point, aussi infime soit-il, avec Tunis, M. Jilani limogeait à tour de bras les élus sans même appeler à la tenue d’un congrès extraordinaire et nommait, sans complexe aucun, et à sa guise, des membres de son choix. Ce qui préparait sans aucun doute le terrain à l’implosion au moindre incident. Les unions régionales de Zaghouan, Nabeul, Sfax en ont fait les frais… ce qui a laissé une image négative de l’Utica auprès du citoyen lambda et des médias.
Le feuilleton des affaires
Après la révolution, une dizaine d’affaires ont éclaté à propos de la gestion des finances de l’Utica ainsi qu’aux abus institutionnels commis à l’encontre de certains de ses membres. Une première plainte a été déposée par le comité «Sauvons l’Utica», juste après la démission de Hédi Jilani et à son encontre pour «corruption, mauvaise gestion des ressources de l’Utica et exploitation de l’organisation à des fins politiciennes et personnelles qui n’ont aucun lien avec ses intérêts ni celui de ses adhérents».
Le président de la Chambre syndicale nationale des commerçants des pièces de rechange usagées a porté plainte, pour sa part, contre Hédi Jilani, pour malversations administratives et financières à l’Utica et notamment en ce qui concerne les salaires de quelques fonctionnaires de février 1988 à 2011.
La guerre des présidences
Après la démission de Hédi Jilani, la présidence de la centrale a été confiée à l’homme d’affaires Hamadi Ben Sedrine le 9 mars 2011. Il s’est finalement décidé à démissionner à cause des nombreux obstacles qu’il a rencontrés notamment le dossier de la gestion et de la réhabilitation du personnel.
Après la démission de M. Ben Sedrine, Wided Bouchamaoui lui a succédé. Beaucoup de gens la croyaient alors incapable de gérer quoi que ce soit à l’Utica. Mais cette femme de caractère a réussi brillamment l’exercice et a pu contenir plusieurs crises et surmonté des obstacles que d’autres ont cru insurmontables à tous les points de vue. Elle s’est abstenue, par ailleurs, d’interférer dans les élections des bureaux régionaux, laissant libre cours au jeu démocratique; rompant ainsi définitivement avec le passé.
Cette réussite fulgurante et surtout inattendue a déplu à plusieurs à qui y voit une menace imminente pour leurs ambitions de présidence. Il fallait, en effet, que Mme Bouchamaoui échoue pour que d’autres viennent jouer le rôle, sur mesure, de l’homme providentiel, celui qu’il faut à la place qu’il faut et au moment qu’il faut.
Le 28 février 2012, des bus remplis de contestataires, des jeunes ne dépassant pas les 25 ans et qui, parait-il, n’ont rien à voir avec le patronat ont investi le siège de l’institution pour exiger le départ de Mme Bouchamaoui. L’action s’est soldée par un échec. La présidente s’en est sortie renforcée, contrairement aux résultats escomptés: elle a demandé à ouvrir une enquête judiciaire sur les commanditaires de cette action et a porté plainte auprès du parquet.
Le problème du budget
Le budget de l’Utica est alloué par le Premier ministère via une cagnotte correspondant à un taux de 0,5% prélevé en guise de cotisation sociale sur les salaires attribués par les patrons en vertu de la loi 101 de décembre 1974, qui est une loi des finances votée par le parlement sous le gouvernement du Premier ministre Feu Hédi Nouira avec les efforts de Ferjani Belhaj Ammar, 1er secrétaire général et troisième président de l’organisation patronale.
Depuis le début des évènements, qui ont conduit à la révolution du 14 janvier 2011, le financement de l’Utica a été bloqué par le premier gouvernement de Mohamed Ghannouchi. Du coup la centrale patronale a souffert de la crise financière la plus sévère qu’elle a connue depuis son essor à l’ère du Premier ministre Hédi Nouira.
En effet, la centrale doit faire face à des dépenses de fonctionnement couvrant, entre autres, les salaires de quelques 240 employés, cadres et agents confondus, et aux engagements bancaires qu’elle a contractés; ce qui est, bien entendu, de nature à la fragiliser, voire à l’empêcher de jouer son rôle.
Le budget de la centrale a finalement été versé pour l’année 2011 après beaucoup d’efforts et de négociations…
Mais voilà que l’affaire du budget a été remise sur la table pour l’actuel exercice. Le gouvernement de Hamadi Jebali a illico presto demandé à la centrale d’accélérer la cadence pour la tenue du congrès national en juin 2012 afin que l’intégralité du budget soit versé. Mais pour ce faire, il faudrait finir d’organiser tous les congrès régionaux des 24 unions dans les gouvernorats, ce qui est de nature à fragiliser la centrale encore une fois pour l’année en cours. Sans parler des remous du personnel qui se trouve dans une situation, quelque fois, peu confortable…