Le 1er Forum turco-africain des médias, qui s’est déroulé les 9 et 10 mai à Ankara, a ouvert la voie à une phase historique de la coopération entre la Turquie et le continent africain.

Par Mourad Teyeb, envoyé spécial à Ankara


 

Environ 500 personnes, dont près de 300 représentants des médias publics et privés de 54 pays africains, ont pris part à ce forum organisé par la Direction générale de la presse et de l’information turque (Dgpi) avec l’appui de l’African Media Initiative (Ami).

L’objectif déclaré du forum est d’établir la base pour la création d’un partenariat effectif, solide et mutuellement bénéfique entre les professionnels des medias africains et turcs.

Rizanur Meral, président de la Confédération turque des hommes d’affaires industriels turcs, souligne qu’en 2003, la Turquie a élaboré une stratégie de développement de ses relations avec l’Afrique. Elle a fait de 2005 «l’année de l’Afrique». Pour lui, «la Turquie ne vise pas seulement à vendre ses marchandises mais aussi à acheter africain; elle a fait, à partir de plusieurs pays africains, de nombreuses opérations d’importations ces dernières années».

Selon Meral, la Turquie prévoit la construction au Niger d’une centrale en mer pour lui assurer l’énergie. Les Turcs visent aussi à investir dans l’agriculture, la métallurgie, les transports «avec la construction de voies ferrées», le bâtiment «pour une construction de qualité et à bas prix», le gaz naturel «même en partenariat avec l’Europe ou la Chine au profit de l’Afrique». Le secteur bancaire attire aussi leur attention. Un appel est lancé «aux Turcs riches pour acheter des banques africaines».

Quant à Dr. Mulato Teshome Wirtou, l’ambassadeur d’Ethiopie en Turquie, il pense que la Turquie «n’a pas d’histoire d’occupation en Afrique mais une histoire culturelle». Pour lui, le sommet turco-africain, tenu à Istanbul en 2008, avait bien besoin d’un plan médiatique de ces mêmes partenaires pour connaître une concrétisation effective.

Bülent Arinç, le vice-premier ministre turc.

Des participants ont aussi souligné l’importance du marché africain qui compte 900 millions d’habitants dont 60% de jeunes. Dix pays africains feront partie des pays développés dans les 5 prochaines années.

La Turquie, nouvelle puissance

Dans son allocution d’ouverture du Forum à l’hôtel J. W. Marriott d’Ankara, Bülent Arinç, le vice-premier ministre turc a qualifié  l’événement de «pont de l’amitié entre les médias pour partager ensemble leurs expériences».

Souhaitant que le Forum soit un espace d’échanges fructueux, Arinç a rappelé le rôle que souhaite jouer la Turquie, nouvelle puissance économique et diplomatique mondiale, dans plusieurs pays du monde et en particulier dans le continent africain.

Il a souligné qu’au moment où plusieurs pays en Europe ou ailleurs ferment certaines de leurs ambassades, la Turquie «entend jouer un rôle stratégique en matière de collaboration avec le continent africain».

«En 2005, a-t-il dit, nous disposions de 12 ambassades en Afrique et en 2012, nous en avons 31. La Turquie est une base de connaissances culturelles. Nous voulons être à côté des pays frères avec lesquels nous sommes en relation». Et de reconnaitre: «Ceux qui détiennent l’information sont plus forts que les autres». «Nous devrions nous donner les moyens de nous comprendre réciproquement et c’est la raison pour laquelle cette réunion est importante pour nos medias et ceux des autres pays», a poursuivi le vice-premier ministre turc.

Pour sa part, Amadou Mahtar Ba, Pdg d’Ami a rappelé que «les gens écoutent de plus en plus les médias et ce Forum me donnent l’opportunité de reconnaître que l’Afrique a un rôle à jouer notamment par le contrôle de plusieurs activités. Nous devons nous comprendre réciproquement. Nous sommes ici (à Ankara) pour écouter, pour partager les expériences dans un cadre de discussion franche et cela, pour le long terme». «Nous croyons en ce nouveau monde où nous nous trouvons pour partager les positions car nous sommes la voix de plusieurs millions d’Africains du continent», a insisté Amadou Mahtar Ba.

Pour Murat Karakaya, le directeur général de l’information au cabinet du Premier ministre turc, l’évènement est d’une «haute importance» car il doit «permettre à la Turquie de compter plus qu’auparavant avec les pays africains à travers une plateforme de communication qui rapprocherait les médias africains et turcs».

500 participants , dont près de 300 représentants des médias publics et privés de 54 pays africains.

Paroles d’Ottomans

Bülent Arinç est convaincu que le développement des relations politiques et économiques entre la Turquie et l’Afrique «sert la stabilité de nos pays». Pour lui, les médias doivent jouer leur rôle d’information entre les gouvernants et les gouvernés des deux régions. «Nos peuples, a-t-il souligné, doivent se comprendre correctement, nous devons dialoguer entre nous pour trouver des solutions à nos problèmes».

Le vice-premier ministre rappelle que «les Ottomans étaient présents durant plus d’un siècle sur trois continents dont l’Afrique.» Il tient cependant à préciser que «les Ottomans ont beaucoup respecté les peuples africains de façon à pouvoir résister à toutes les politiques d’assimilation». Il en déduit que «nos relations sont fortes depuis des siècles».

Bülent Arinç fera remarquer, en référence à la colonisation, qu’«on a essayé de vous prendre votre futur des mains». Il pense alors qu’«il ne faut pas se contenter uniquement de l’indépendance mais il faut pouvoir s’organiser pour le changement qui doit être favorable à nos peuples et à nos pays». Il conseille «de ne pas nous renfermer sur nous-mêmes, il faut s’ouvrir au monde, nous avons, les uns et les autres, besoin de nos expériences respectives» parce que, dit-il, «le monde change rapidement et les technologies qui se développent nous font tourner la tête».

Pour lui, alors que le monde occidental vit une crise économique, «de nombreux pays africains ont réalisé une croissance économique positive». La Turquie veut, par la voix de son vice-premier ministre, «partager avec l’Afrique les valeurs démocratiques et culturelles».

Bülent Arinç considère qu’en étant membre du Conseil de sécurité, la Turquie est le porte-parole de l’Afrique auprès de l’Onu. «Nous accordons beaucoup d’importance à la paix et à la stabilité dans le continent; nous savons qu’il y a des difficultés mais nous sommes prêts à aider nos amis africains». Il rappelle pour la circonstance que le Premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan, a récemment rendu visite à la Somalie qui a bénéficié d’une aide turque de 500 millions de dollars.

8 milliards de dollars pour l’Afrique du Nord

Le vice-Premier ministre précise que «nous ne sommes pas comme les Européens, nous ne faisons pas dans la littérature, nous voulons aider concrètement». Il estime ainsi que les Turcs sont «loin de la pensée coloniale». «Nous voulons assurer un développement favorable avec l’Afrique», souligne-t-il encore. Et de rappeler qu’en 2000, le volume des échanges entre la Turquie et le continent africain était de 742 millions de dollars. En 2011, il a atteint 17 milliards.

«Nous avons des projets d’investissements turcs pour 39 milliards de dollars dont 19% sont en Afrique du Nord», a-t-il affirmé. «Nous avons 100 écoles turques en Afrique et une université au Nigeria; nous accordons des bourses d’études à de nombreux étudiants africains; la compagnie aérienne turque dessert 19 pays africains», a-t-il dit encore. «Nous devons nous soutenir, nous orienter mutuellement, pour cela, nous avons besoin de la collaboration de nos médias», suggère-t-il. Il juge que «l’information est une puissance et que les médias sont une force».

La Turquie possède 6.549 journaux entre nationaux, régionaux et locaux, sous forme de journaux imprimés, câblés et par satellite, et près de 140 radios locales. 99% de sa population sont connectés à Internet.

Hervé Tum, footballeur camerounais  évoluant en Turquie depuis 5 ans.

Bannir les clichés

Le président de l’agence turque de coopération et de coordination (Tika), Dr Serdar Çam, pense, lui, que pour construire ensemble, il faut bannir les clichés occidentaux qui collent à l’Afrique comme terre de guerres, de violences, de pauvreté, de maladies. «Ce n’est pas acceptable, il faut changer ce langage», appelle-t-il.

La Turquie coopère avec 30 pays africains à travers des bureaux ou des représentations commerciales. Çam dénonce le fait que «les autorisations de pêche dans les eaux africaines sont délivrées à des pays occidentaux qui ne paient même pas d’impôts, les forêts et les mines sont exploitées mais sans retombées positives sur les populations africaines». Il affirme que pour réussir ensemble, «il faut adopter une mentalité technique afin d’utiliser les ressources africaines d’une manière correcte et rentable pour les populations».

Une Turquie... plusieurs Afriques

D’autres ont demandé aux responsables turcs de clarifier les bases et les moyens du rapprochement et de la coopération recherchés. «Quand vous parlez de l’Afrique, c’est un pays – la Turquie – face à plusieurs Afriques», lance une militante camerounaise de la liberté de la presse. «Il faut casser la bipolarité», a-t-elle réclamé. Elle demande alors «ce que peut apporter la Turquie à l’Afrique?» Une question à laquelle le vice-premier ministre turc répond: «Nous voulons construire avec le continent des partenariats rentables et équitables».

Amadou Mahtar Ba, revient pour affirmer qu’il faut commencer d’abord par «construire l’amitié entre les peuples, avant de travailler avec les institutionnels, et les médias sont prêts à le faire». Il fait part de la tenue en novembre prochain d’un forum sur les médias dont, fait-il savoir, «la Turquie sera l’invitée d’honneur».

Les participants au forum d’Ankara conviendront ensemble que «la langue ne doit pas être un handicap pour réussir le rapprochement entre l’Afrique et la Turquie. «Il faut aller au-delà; elle ne doit pas nous bloquer», a déclaré un réalisateur togolais. Le représentant du Premier ministère turc conclura par la parole soufie d’Erroumi qui dit: «La langue des cœurs est bien plus sincère».

En somme, la coopération entre la Turquie et l’Afrique s’impose comme une nécessité. La Turquie a intérêt, dans cette coopération, à traduire en gains profitables la nouvelle puissance qu’elle incarne désormais dans le bloc Eurasie. L’Afrique, dans cette coopération, pansera des plaies longtemps ouvertes et compensera des pertes abyssales qui ont durement plombé son développement indépendant.

Demain:

«Les investisseurs turcs ont des ambitions pour la Tunisie» (2/2)