A propos de l’ouvrage collectif ‘‘Tunisie 2040: le renouvellement du projet réformiste tunisien’’, publié par Sud Edition et présenté, mardi 22 mai, en présence des auteurs et du public.
Par Manoubia Ben Ghedahem*
L’ouvrage interpelle à plus d’un titre. Parler de la Tunisie 2040 nous place dans une perspective prospective. Or, toute prospective, même si elle est normative et ne concerne que les valeurs, nécessite une lecture armée et sereine de notre histoire et une connaissance précise de notre territoire, de notre culture, de notre éducation, de notre économie et de notre politique.
Kheireddine Pacha, initiateur du mouvement réformiste au milieu du XIXe siècle.
A lire le liminaire de Habib Guiza, président de l’Acmaco et initiateur de ce travail, un groupe de base a été formé, composé de Habib Guiza (syndicaliste), Mahmoud Ben Romdhane (économiste), Abdelkader Zghal (sociologue), Abdelmajid Charfi (islamologue), Ahmed Ounaies (politologue), Amor Belhedi (géographe), Mustapha Haddad (ingénieur), Asma Nouira (juriste), Ghazi Ghrairi (juriste) et Tahar Ben Guiza (philosophe). Ce groupe a travaillé pendant deux ans, de janvier 2009 à décembre 2010, dans une première phase rétrospective puis dans une deuxième prospective.
Hypothèse chimérique ou vrai projet de société
A la lecture du titre de cet ouvrage certaines questions s’imposent: parler de «l’essoufflement du projet réformiste tunisien» sous-entend qu’un tel projet existe bel et bien. Mais supposer cette existence nécessite l’éclaircissement des fondements d’une telle modernité, de sa spécificité et de ses différents aspects empiriques. D’aucuns pensent qu’un tel projet est une simple hypothèse chimérique qui n’existe que dans l’esprit de quelques intellectuels en mal de modernité! C’est dire qu’un livre qui vient parler de modernité tunisienne, de son essoufflement et même de son renouvellement semble être bien problématique!
Un parcours des différentes études de ce livre, écrit en français et en arabe, permet d’avoir une esquisse de réponse à une telle problématique. En effet, tous les textes sont une synthèse de deux travaux initiaux, l’un est rétrospectif et l’autre est prospectif. Quant à la prospection, deux scénarios essentiels ont été envisagés: l’un favorable et l’autre défavorable.
Abdelkader Zghal, éminent sociologue, pense que l’intelligibilité des traits spécifiques du projet moderniste tunisien nécessite de le situer dans le prolongement des processus historiques de constitution des modernités pionnières, en veillant à distinguer entre le modèle idéal typique de la modernité, qui est un modèle construit par le chercheur, et la diversité des institutionnalisations sociohistoriques de ce modèle idéal typique.
Zghal remonte ainsi jusqu’aux modernités pionnières, anglaise, française et allemande, afin de pouvoir répondre à la question cruciale: «Comment rendre compte du retard mis par la société tunisienne à acquérir les traits distinctifs des modernités pionnières?». La réponse qu’il donne est certes discutable mais elle permet de voir à quel point les Tunisiens demeurent plus proches du modèle allemand que des modèles français ou anglais.
Tahar Haddad, penseur de l'émancipation des femmes.
Devenir partenaire dans la grande cité du monde
Tahar Ben Guiza a profité de sa culture philosophique pour tenter de répondre à une double question: 1. En quoi consiste la modernité tunisienne? 2. Quel sera l’avenir de la Tunisie à l’horizon de 2040?
La réponse à la première question a nécessité «l’adaptation des Tunisiens de ce qui est précisément considéré comme un idéal-type de la modernité, à savoir le principe d’unité appliqué à l’administration, à la juridiction, à l’enseignement, à l’économie, etc. Ce qui permet la réalisation d’autres acquis majeurs, propres à la modernité en général, mais qui ne semblent pas encore à l’ordre du jour comme la différenciation des ordres, ainsi qu’une citoyenneté authentique et une prise en charge effective par la société civile de la chose publique et de l’intérêt général au sein d’une démocratie réelle.»
Quant à l’avenir de la Tunisie à l’horizon 2040, Ben Guiza explique que la «société tunisienne est appelée à faire sa révolution cognitive et technologique afin de pouvoir devenir un partenaire honorable dans la grande cité du monde».
La réalisation d’un tel objectif nécessite une mise à niveau de son système éducatif, l’adoption des nouvelles technologies de l’information et l’institutionnalisation du savoir. Une attention particulière sera portée au «peuple des netoyens», car, faute de pouvoir jouir d’un statut de citoyen, les Tunisiens, en particulier sous le régime de la censure de Ben Ali, ont fini par donner aux «médias des masses» et aux réseaux sociaux, le rôle traditionnellement octroyé aux mass médias. Mais, comme le souligne
Aboul Kacem Chebbi, pionnier de la modernité littéraire.
Le rôle de l’islam dans la construction du nouvel Etat tunisien
Abdelmajid Charfi, aucune évolution favorable de la Tunisie n’est imaginable tant que la culture demeurera dans son état chaotique actuel. C’est pourquoi, et dans le but de remédier à l’inculture qui s’est développée ces dernières années, un ensemble de mesures concernant la culture d’une manière générale et l’enseignement d’une manière particulière, devrait être pris afin de réhabiliter des valeurs motrices de la société comme le mérite, la critique, la créativité, la rationalité et le savoir d’une manière générale.
Ainsi, l’évolution favorable de la Tunisie nécessite une réconciliation des Tunisiens avec leur histoire dans sa diversité, sa multiplicité, ses symboles et ses acquis. La valorisation de cette diversité permet, par ailleurs, une meilleure communication du Tunisien avec son environnement maghrébin, arabe et méditerranéen. Un travail important sur «le religieux et le politique dans le projet moderniste tunisien» a été réalisé dans ce livre par Abdelhamid Hnia, Fatma Ben Slimane et Hichem Ben Abdelsamad et coordonné par Abdelkader Zghal.
Hnia focalise ses investigations sur «le cercle de l’équité». Il montre comment s’est réalisé le processus de centralisation administrative qui a permis une certaine sécularisation que le «cercle de l’équité» exprime de la meilleure des manières. C’est cette centralisation que Mahmoud Ben Romdhane, coordinateur des travaux de ce livre, considère comme un «processus d’institutionnalisation» qu’il a tenté d’analyser d’un point de vue économique. Ahd el Aman de 1861 constitue une étape importante dans ce processus. Fatma Ben Slimane montre d’ailleurs quels furent les enjeux autour desquels cette première constitution fut promulguée et quelle est «la part du religieux dans l’échec ou l’accomplissement du projet moderniste tunisien». Dans cette même perspective, Hichem Ben Abdesamad analyse le rapport que Bourguiba a entretenu avec l’islam et son rôle dans la construction du nouvel Etat tunisien.
L’intégration régionale et la revitalisation des régions
Ahmed Ounaies, qui se place dans une perspective politique, montre que l’évolution de la Tunisie à l’horizon de 2040 nécessite la «revitalisation du traité de Marrakech, c’est-à-dire la convergence progressive entre les cinq pays dans le sens de l’intégration régionale graduelle incluant le processus de sécularisation». C’est pourquoi Ounaies pense que «le duo Tunisie-Libye évolue vers une coopération toujours plus étroite». Cette évolution est appelée à être consolidée dans tous les domaines. Elle permettra une meilleure entente avec nos voisins algériens et l’idée d’un Maghreb uni, élargi à l’Egypte, n’est pas exclue dans sa vision prospective.
Habib Bourguiba le porte-drapeau de l'émancipation et de la renaissance nationale.
Amor Belhedi insiste sur le rôle que peuvent jouer les régions frontalières dans l’intégration maghrébine et le rééquilibrage entre les différentes régions du pays. Or, la citoyenneté, comme il le remarque, passe inéluctablement par la redistribution des pouvoirs à toutes les échelles spatiales (locale, régionale, nationale). Des valeurs comme l’égalité, la solidarité ou la rationalité passent par la conception du territoire, son devenir commun et la manière avec laquelle il est géré pour un développement durable, solidaire et partagé.
Le grand travail, réalisé par Mustapha Haddad, Semir Meddeb et Karim Ben Mustapha, sur le développement durable a lui aussi été, à la fois, rétrospectif et prospectif. L’intérêt pour les outils de mesure du développement durable a permis de déterminer quelles politiques de développement ont été suivies et quels sont les enjeux écologiques aussi bien au niveau de l’environnement qu’au niveau des ressources, en l’occurrence, celle de l’eau et du sol. D’autres questions capitales comme celles du littoral et de la pollution ont été traitées et une vision prospective claire a été proposée.
Toutefois, bien qu’il y ait dans ce travail important une étude sur la presse et son avenir en Tunisie, réalisée par Abdelkérim Hizaoui, et une autre sur la modernisation du système des relations professionnelles faite par Mongi Tarchouna, on regrette qu’un travail de fond n’ait pas été réalisé sur Tahar Haddad qui continue à être aujourd’hui Le symbole du modernisme tunisien et probablement le plus grand intellectuel tunisien des temps modernes.
Ceci étant dit, ce livre sur la rénovation du projet moderniste tunisien constitue aujourd’hui une lueur d’espoir qui prouve la présence et la consistance des intellectuels tunisiens qui refusent d’être de simples spectateurs en ces temps de crises et de doutes.
* - Universitaire.