Dans un post intitulé «Lettre ‘‘très objective’’ à Ammar», mis en ligne le 22 mai sur son blog, Olfa Youssef s’insurge contre «certaines instances» qui «barrent l’accès à certains sites» (…) «dans notre chère Tunisie». Ecrivaine et universitaire, Olfa Youssef n’est pas n’importe qui. On ne peut donc pas la soupçonner de dire n’importe quoi. Mais d’abord, que dit-elle ?



Olfa Youssef, on le sait, n’a pas la langue dans la poche. Universitaire spécialisée en linguistique, psychanalyse et islamologie appliquée, elle s’est fait connaître par son approche critique de la pensée islamique et sa critique des préjugés des hommes envers la religion et les lectures outrées des textes sacrés.  

L’ennemie des intégristes  islamistes
Auteure d’une thèse de doctorat d’Etat sur la pluralité des sens du Coran, soutenue en 2002 à l’Université de la Manouba, on lui doit trois ouvrages : un en français ‘‘Le Coran au risque de la psychanalyse’’ (éd. Albin Michel, Paris 2007) et deux en arabe: ‘‘Naqiçatou Aqlin Wa Din’’ (Démunies de raison et de religion) et ‘‘Hayratou Mouslima’’ (Confusion d’une musulmane, 2008).
Dans ce dernier essai, Olfa Youssef traite avec beaucoup de courage intellectuel un certain nombre de sujets considérés comme tabous dans les sociétés musulmanes: les rôles des sexes, le mariage, l’héritage, l’homosexualité féminine… Elle s’y attaque aussi à ce qu’elle considère comme une mésinterprétation contemporaine du Coran pour des intérêts politiques et appelle à la réhabilitation de l’ijtihad (l’exégèse rationaliste). Ce qui lui a valu d’être vouée aux gémonies par les intégristes  islamistes, et pas seulement parmi ses compatriotes. Son nom a même figuré sur des listes noires de personnalités musulmanes coupables de défendre des points de vue laïques. Officier de l’ordre national de la Culture, distinction qui lui a été remise à l’occasion de Journée nationale de la Culture en 2008, elle dirige aujourd’hui la Bibliothèque nationale de Tunisie.
Voilà ce que tout le monde sait sur cette personnalité intellectuelle d’exception. Mais ce que l’on sait moins, c’est qu’Olfa Youssef  est une grande internaute devant l’Eternel. Elle a un blog, qui lui sert de plateforme numérique de débat intellectuel. Quant à sa page Facebook, elle a dépassé les 9.900 «amis» acceptés par le réseau social. Et c’est donc au titre d’internaute qu’elle s’est insurgée contre ‘‘Ammar 404’’, cette sorte de censeur-en-chef, personnage fantomatique, mais fruste et primaire, que les internautes tunisiens accusent de veiller, jour et nuit, au filtrage et au verrouillage de certains sites web et blogs qu’il juge insolents, un peu trop libres ou irrévérencieux.
En bonne psychanalyste, Olfa Youssef part du principe que les Tunisiens (et les Tunisiennes) ne sont pas des enfants, mais des adultes responsables de leurs actes. Et c’est la «censure-punition» imposée par ‘‘Ammar 404’’ qui, en quelque sorte, les infantilise en croyant leur «montrer les limites nécessaires à [leur] développement».

Un pied de nez aux internautes
En posant un certain nombre de questions, l’universitaire cherche à comprendre les véritables motivations des censeurs, tant il est vrai que, comme elle l’explique, seule «la connaissance de la cause donne son sens à la punition» et atténue le sentiment d’injustice et d’arbitraire souvent lié aux actes de privation.
Car si la censure peut-être parfois nécessaire – pour barrer la route aux pornographes, empêcher les intégristes de recruter sur la toile, faire taire des opposants politiques qui colportent de fausses allégations et portent atteinte à la vie privée des gens…–, quoique le débat à ce sujet est permis, il convient, tout au moins, d’en expliquer les tenants et les aboutissants. En bonne lectrice de Piaget, Lacan et Zizek, Olfa Youssef sait qu’«un enfant puni sans connaître sa faute risque d’être très dangereux, une fois adulte…»  Que dire alors d’adultes que l’on punit en les empêchant de naviguer librement sur la toile ?
Les arguments de Olfa Youssef contre la censure font mouche. On ne peut qu’y souscrire. Reste à savoir à qui les adresser. A ‘‘Ammar 404’’ ? Ce dernier, par définition, n’existe pas. Ni physiquement, ni institutionnellement. Et ce n’est pas son unique pied de nez à nos chers internautes.

R. K.