Les commanditaires de l'assassinat de Chokri Belaïd se trompent lourdement s'ils croient qu'en tuant l'homme, ils tuent les idées et le projet sociétal qu'il portait. Ou qu'ils peuvent imposer leur vision du monde.
Par Abderrahman Jerraya*
L'assassinat du martyr Chokri Belaïd, le 6 février, était un choc autant terrible que traumatisant pour un grand nombre de Tunisiens. Ils pensaient qu'un tel acte barbare ne saurait se produire chez eux, étant complètement étranger à leurs us et coutumes, à leur culture, à leur esprit de tolérance et d'ouverture. Mais à y regarder de près, il est le prolongement, pour en être l'aboutissement, d'une série d'agressions perpétrées par des extrémistes religieux, prenant des formes variées allant de l'intimidation, de la provocation, de l'insulte verbale à la mort par lynchage en passant par tous les niveaux de la violence physique (coups de poing avec traces de tuméfaction sur le visage et le corps, blessures à l'arme blanche, bastonnades, menaces de mort...).
Une vague de violence plus ou moins encouragée
Lorsqu'on sait que ces actes, loin d'être isolés, visent à la fois des personnes ayant un profil particulier (opposants politiques, journalistes, avocats, écrivains, artistes, syndicalistes...) et des rassemblements pacifiques (9 avril 2012), des expositions (Abdellia), le siège de l'Ugtt (5 décembre 2012), sans oublier les meetings de certains partis d'opposition, l'on est en droit de conclure qu'il s'agissait là bien d'une stratégie préétablie, bien orchestrée dotée de moyens humains et financiers avec pour objectif de substituer, à l'islam modéré et tolérant de l'immense majorité des Tunisiens, un islam radical tournant le dos aux avancées de l'Humanité en matière notamment de liberté, de démocratie, de l'égalité homme/femme et de justice sociale. D'autant que cette vague de violence plus ou moins encouragée, sinon tolérée par le gouvernement de la «troïka» dominée par Ennahdha, était accompagnée de discours aussi enflammés que haineux dans les mosquées, dans l'espace public, appelant au meurtre de certains citoyens qualifiés de «koffars» (mécréants, apostats) et jetés en pâture, à la vindicte populaire avec pour châtiment suprême: la menace de la liquidation physique!
Des dirigeants salafistes wahhabites reçus par le président provisoire de la république Moncef Marzouki.
Comme si cela ne suffisait pas, il fallait appeler à la rescousse des prédicateurs venus de certains pays du Golfe pour prêcher l'islam dit authentique, le vrai, le pur, celui qui remonte au temps du prophète et de ses compagnons.
En fait, ce sont des missionnaires à la solde des familles régnantes des pétromonarchies du Proche-Orient. Ils venaient avec tous les honneurs (sur invitation d'associations? de l'Etat?) pour tenir un tel discours religieux, étranger à nos traditions, à nos mœurs, à nos croyances ancestrales, n'hésitant pas à choquer notre manière de vivre et de penser. L'impact de leurs prêches a eu un effet des plus traumatisants. Objet de querelles entre membres d'une même famille, de méfiance et d'hostilité entre amis et vielles connaissances, de fracture entre les habitants du même village, du même quartier et en fin de compte de division des citoyens en 2 camps opposés à un moment où on a plus que jamais besoin d'être unis, solidaires, la main dans la main pour relever les multiples défis auxquels nous sommes, au quotidien, confrontés.
Le wahhabisme renforcé par l'argent du pétrole
Bref, ces missionnaires venaient pour glorifier, diffuser et propager le wahhabisme. Une secte qui est apparue au 18e siècle sous la férule d'un prédicateur appelé Ibn Abdel Wahhab, en plein cœur de la péninsule arabique d'alors, dans un contexte de décadence, de décrépitude de la civilisation arabo-musulmane. Elle prônait une vie de renoncement, devant être consacrée à la prière et à la vénération d'Allah, plus ou moins en symbiose et en communion avec les conditions sévères du désert.
La Tunisie s'était déjà prononcée contre cette interprétation de l'islam à travers ses autorités politiques et religieuses de l'époque (milieu du 19e siècle). Lesquelles avaient considéré les représentants de cette secte comme persona non grata et furent déboutés hors des frontières.
Toutefois, dans la péninsule, son audience allait grandissant surtout après son alliance stratégique avec l'émir Mohmed Ibn Saoud.
Ce qui a permis à ce dernier d'entreprendre la conquête de toute la péninsule, œuvre qui fut poursuivie et parachevée par son successeur Abdel Aziz (1880-1953) qui se proclama roi de tout le pays en 1932.
Ainsi la péninsule arabique devint royaume d'Ibn Saoud ou Arabie saoudite. Mais les grands bouleversements étaient à venir, plus exactement après la seconde guerre mondiale, suite à la découverte et à l'exploitation des gisements d'hydrocarbures. Les richesses qu'ils généraient étaient tellement fabuleuses que le mode de vie des Saoudiens fut transformé de fond en comble. De simples nomades chameliers, ils sont devenus commerçants, hommes d'affaires, entrepreneurs, rentiers... Mais la manne du pétrole profitait surtout aux membres de la famille régnante dont les frasques défrayaient souvent la chronique.
Au-delà de cet aspect loufoque et insensé, l'Arabie saoudite est devenue au fil des ans une puissance politique et financière de 1er plan tant aux plans régional que mondial. D'autant qu'elle est entrée en alliance stratégique avec les émirats voisins non moins pourvus en pétrole et en gaz et dont le Qatar est le plus influant.
Salafistes manifestent devant l'ambassade américaine à Tunis.
Les ambitions de puissance des monarchies du Golfe
Tout ce bel ensemble si argenté a commencé à nourrir des ambitions de puissance, voire d'hégémonie avec folies de grandeurs en interne et interventionnisme sous différentes formes en externe. Sans son assentiment, sans sa complicité agissante, les 2 guerres qui ont ensanglanté le Proche-Orient pendant ces 2 dernières décennies n'auraient pu avoir lieu. C'était sans doute pour les pétromonarchies, le prix à payer pour avoir la paix avec un voisin aux appétits si voraces, si démesurés. Mais quels que fussent les mobiles, une seule chose comptait pour ces roitelets : consolidation et pérennisation de leurs régimes théocratiques. Ils s'y employaient avec méthode, avec persévérance mettant à contribution leurs fortunes colossales pour soutenir qui d'une multinationale en quête de fonds, qui d'un pays en état d'insurrection cherchant à se libérer d'un dictateur, qui d'un groupe de jhadistes œuvrant à déstabiliser un pays fragile. Sans parler de «l'aide» apportée à quelques régimes corrompus et acquis à leur cause. Mais au moment où tout leur semblait baigner dans de l'huile, voilà qu'une onde de choc est venue se briser sur les rivages du Golfe persique. Pour leur rappeler les dures réalités d'un monde arabe en mal dans sa peau, en mal de vivre son temps, en mal d'assumer son destin, en mal de concilier religion et modernité, en mal de se draper dans le rôle de consommateur autant inassouvi qu'inconscient (lorsqu'il a les moyens).
Cette onde à la manière d'une lame de fond est partie de la Tunisie pour balayer sur son passage des régimes dictatoriaux considérés comme indéboulonnables. Le seul moyen de s'en prémunir, devaient-ils penser, est d'envoyer à ces pays dits «du printemps arabe» leur wahhabisme, la seule parade qui vaille. C'est plus qu'une idéologie, c'est un système verrouillé où spirituel et temporel sont si imbriqués, si en connivence qu'ils ne laissent aucune chance à l'individu de se libérer, de s'éclater, de s'accomplir, de donner libre court à son imagination... et de contester l'ordre établi.
Il faut reconnaître cependant que ce système rétrograde de gouvernance trouve écho auprès d'une frange non négligeable de la population tunisienne savamment endoctrinée, des décennies durant, par des chaînes satellitaires au premiers rangs desquelles vient Al-Jazira. D'aucuns estiment que cette chaîne, faisant preuve par ailleurs d'un grand professionnalisme, est un instrument de propagande au service de l'émir du Qatar. Il la manipule comme il veut, dans le sens de ses préférences pour appuyer ou au contraire dénigrer tel parti, tel courant de pensée, tel régime politique. Pour la Tunisie en particulier, il ne cache pas son parti-pris pour Ennahdha et ses satellites.
Le message des obsèques de Chokri Belaïd
L'affaire paraît gagnée comme en témoigne la montée de l'extrémisme religieux dont la manifestation la plus spectaculaire a été la profanation, le saccage et l'incendie, ces derniers jours, de quelques dizaines de mausolées à travers tout le territoire de la République.
L'assassinat de Chokri Belaïd s'inscrivait-il dans cette logique aussi implacable que destructrice? Les commanditaires de ce meurtre se trompaient lourdement s'ils croyaient qu'en tuant l'homme, ils tuaient les idées et le projet sociétal qu'il portait. En témoigne le jour de ses funérailles grandioses dont nul autre n'avait bénéficié : des centaines de milliers de Tunisiens de toutes couches sociales et de sexe confondus, tous unis dans le recueillement ont rendu un dernier hommage à la mémoire du martyr Chokri Belaïd. C'était pour eux comme pour ceux qui ont organisé des obsèques symboliques dans plusieurs villes du pays, une manière responsable et policée de condamner la violence et de poursuivre le combat des idées que menait feu Chokri Belaïd.
* Universitaire.