Les Tunisiens vont-ils devoir se déplacer par charters entiers, chaque 20 mars, vers la capitale de leur ancienne puissance coloniale pour y fêter l'indépendance de leur pays?
Par Abderrazak Lejri*
L'histoire récente de la Tunisie a été marquée dès l'indépendance par une confrontation fratricide entre deux leaders nationalistes : Bourguiba, qui avait opté pour un désengagement du pouvoir colonial en plusieurs étapes en passant par l'autonomie interne suite aux négociations avec Pierre Mendès-France, et Salah Ben Youssef, intransigeant et influencé par le nationalisme arabe incarné par Nasser.
Ce fut la première scission entre frères ennemis qui a fini par un bain de sang, l'exclusion des Yousséfistes et le premier assassinat politique dont a été victime en Allemagne le leader Salah Ben Youssef.
Salah Ben Youssef-Habib Bourguiba: unis dans la lutte contre la colonisation, séparés par les ambitions personnelles.
Le héros incontesté de l'indépendance
L'actuel leader islamiste Rached Ghanouchi en a fait son fonds de commerce, niant systématiquement l'apport du réformisme éclairé de Bourguiba à qui la Tunisie d'aujourd'hui doit ses fondamentaux en matière d'éducation, de santé, d'émancipation de la femme et d'institution des bases d'un Etat moderne combien jalousé par nos frères d'Orient, corrompus et vivant dans les ténèbres sociétales.
Certes, les errements de la gouvernance souvent controversée du leader Bourguiba et ses dérives despotiques ont constitué, quand il est devenu vieillissant et sénile, un terrain favorable à l'avènement d'un régime corrompu et dictatorial de basse facture dirigé par un voyou analphabète et vénal qui a mis pendant 23 ans le pays en coupe réglée, mais qu'on le veuille ou pas, Bourguiba reste, avec Ben Youssef et le leader syndical Farhat Hached, le héros incontesté de l'indépendance de la Tunisie.
La réconciliation nationale par la réhabilitation même tardive des Yousséfistes a servi de plateforme au révisionnisme pour occulter les immenses progrès initiés par Bourguiba et les sacrifices qu'il a consentis en tant que leader du mouvement de libération nationale car les années d'exil et de prison supportées pour la bonne cause ne sont pas à rapprocher de celles que certains ont endurées pour des velléités d'imposer un modèle sociétal rétrograde sinon des actes terroristes avérés.
Bourguiba libère les femmes, et d'abord de la prison du voile. Ce n'est pas pour plaire aux islamiste.
La fête de l'indépendance et le négationnisme systématique
Les citoyens dans tout le pays ont été choqués de voir que, depuis la révolution du 14-Janvier, la fête de l'indépendance est sciemment occultée et n'a fait l'objet – à part un discours formel du président Marzouki à Carthage au cours duquel le nom de Bourguiba n'a pas été prononcé – ni de manifestation festive ni de déploiement habituel du drapeau national; ce qui démontre, si besoin est, que la majorité des rouages de l'Etat sont devenus aux ordres.
Le 20 mars 1956 n'appartient ni à Bourguiba et encore moins à Ben Ali mais à tout un peuple qui a mis fin à l'aventure coloniale de la France commencée un certain 12 mai 1881, dans ce que fut une province ottomane en déliquescence.
Que le président Marzouki, dont le père Yousséfiste est mort en exil au Maroc, ou que Ghannouchi, le président d'Ennahdha, qui tient grief à Bourguiba pour l'avoir condamné à mort, fassent un amalgame dans le cadre d'un négationnisme éhonté en niant en bloc l'œuvre d'un Bourguiba, rentré lui dans l'histoire par la grande porte, dénote d'une lecture biaisée et tendancieuse de l'Histoire.
Par un raccourci simpliste pour les islamistes, l'histoire de la Tunisie aurait commencé avec leur arrivée au pouvoir, un certain 23 octobre 2011, suite à des élections sur lesquelles il y a beaucoup à dire, et la trahison de deux militants dits démocrates qui ont vendu leur âme contre des maroquins, à savoir Moncef Marzouki, devenu président provisoire de la république, et Mustapha Ben Jaâfar auquel a échu la présidence de l'Assemblée nationale constituante (Anc).
A la limite, s'ils devaient remonter plus loin dans l'histoire, la Tunisie n'existerait que depuis l'invasion hilalienne islamique, soit 14 siècles plus tôt selon une lecture de l'histoire via un prisme salafiste ou wahhabite.
Qu'il y ait eu une civilisation capsienne datant de plus de 8.500 ans av. J.-C. et 3000 ans d'histoire avec des civilisations successives carthaginoise, romaine, byzantine (donc chrétienne), etc., représente à leurs yeux une parenthèse qui doit impérativement faire l'objet d'un négationnisme systématique, ce qui est le propre de toute tentative dictatoriale idéologique.
Les Tunisiens doivent aller en France, chaque 20 mars, pour y fêter l'indépendance de leur pays.
Le mépris de l'histoire récente de la Tunisie
Les consignes sournoises de boycott des festivités de l'indépendance ont été prises par tout Tunisien pour ce qu'elles sont: un mépris et une insulte de leur mémoire de leur histoire récente.
A contrario, c'est en France que Bertrand Delanoë, maire de Paris, a marqué le coup en dévoilant un buste de Bourguiba en présence notamment de membres de la communauté tunisienne dans le square qui porte son nom au sein du 7e arrondissement de Paris.
Faut-il dorénavant que les Tunisiens envisagent de se déplacer par charters entiers chaque 20 mars vers la capitale de leur ancienne puissance coloniale pour y fêter l'indépendance de leur pays ?
• Citoyen tunisien né dans un des bastions du Youssefisme ayant des griefs contre Bourguiba http://blogs.mediapart.fr/blog/abderrazak-lejri