Pour les dirigeants d'Ennahdha, la révolution du 14 Janvier est une chance inouïe pour réaliser le rêve impensable de l'islamisation de la Tunisie. Pis encore : la feuille de route de l'islamisation, déjà mise en œuvre, se poursuit avec des chances de succès...
Par Moncef Dhambri
Rached Ghannouchi, président d'Ennahdha, a toutes les raisons du monde de garder la tête froide. Certes, le parcours de son parti est loin d'être irréprochable: la formation de Montplaisir a subi de sérieuses secousses et la première équipe gouvernementale qu'elle a dirigée a essuyé des échecs cuisants. La seconde équipe menée par Ali Lârayedh se chargera d'opérer quelques petits rafistolages de fin de transition et de «sauver l'honneur»...
Des concessions purement formelles
En définitive, le tableau comptable n'aura pas été des plus reluisants, mais, pour ce qui est de l'essentiel, les «islamo-démocrates» se sont essayés au pouvoir et ils ont beaucoup appris. Dans quelques mois, ils iront, en rangs serrés et avec une machine de guerre quasi-imbattable, tenter de décrocher un deuxième succès électoral qui leur accorderait un mandat plus long et leur offrirait une plus ample latitude pour poursuivre leur œuvre d'islamisation du pays.
Le 25 mars dernier, lors d'une réunion avec les jeunes d'Ennahdha, à Guermessa (Tataouine), le président du mouvement islamiste a expliqué à ses troupes que, sur le fond, la stratégie nahdhaouie est toujours la même et que, sur le terrain de la pratique politique, il fallait parfois opérer quelques manœuvres forcées. Cependant, en dépit de ces quelques replis, pour Rached Ghannouchi, le dessein islamiste reste intact, sain et sauf: s'il a fallu de temps à autre battre en retraite, cela tenait plutôt «du bon sens démocratique... de la proximité et de l'écoute du peuple» et «ces concessions n'étaient que formelles» et ne représentaient nullement un reniement de l'idée nahdhaouie essentielle.
En effet, à chaque fois, Ennahdha a trouvé l'issue et puisé dans ses ressources et son énergie pour se dégager de l'ornière et rebondir.
Prolongation de la «légitimité» mise à profit
Selon la logique nahdhaouie, telle qu'expliquée par Rached Ghannouchi, les controverses de la chariâ, de la complémentarité femme-homme ou, plus récemment, la question de «la neutralité» des ministères de souveraineté – entre autres crises – ont été résolues et la «légitimité» électorale nahdhaouie a pu prolonger son maintien au pouvoir.
Les médias peuvent ruer dans les brancards et dénoncer la confiscation du 14 janvier. L'opposition, dans l'ordre ou dispersée, peut protester et critiquer la mainmise nahdhaouie. La société civile, organisée ou confuse, peut elle aussi dire son mot et revendiquer bruyamment «liberté, emploi et dignité». Le peuple, lui, peut souffrir en silence ou râler lorsqu'on lui tend un micro ou lorsqu'il répond aux questions d'un sondage d'opinion...
Tout cela n'y changera rien: la Troïka gouvernementale – hier, dirigée par Hamadi Jébali et, aujourd'hui, sous la houlette d'Ali Lârayedh – continue son petit bonhomme de chemin, gardant bien en ligne de mire les prochains scrutins législatif et présidentiel. Il s'agit pour elle de ne pas dévier de cette trajectoire et d'atteindre sans encombre ces deux stations électorales.
Il ne reste plus au deuxième gouvernement de la Troïka que sept, huit ou neuf autres mois à tenir et à résister, sans broncher ou céder à la confrontation directe, aux attaques venant des oppositions nombreuses. Pour l'équipe Lârayedh, il importe de traverser toutes ces turbulences, surmonter la multitude d'obstacles et accepter contrariétés et contretemps, sans avoir eu à payer un prix élevé.
Entretemps, Ennahdha aura mis à profit des prolongations de plus d'une année pour mieux apprendre à gouverner, asseoir son pouvoir, étendre son influence, laminer ses associés, user ses adversaires et reporter pour, quelque temps encore, la véritable refonte des systèmes du pays et son islamisation totale et irréversible.
De tous les acteurs politiques de la phase transitionnelle, il est indéniable qu'Ennahdha a donné les preuves les plus probantes de sa meilleure préparation. Il y a eu, tout d'abord, le coup de poker gagnant qui lui a permis, avec un premier rang aux élections du 23 octobre 2011, de jouer le rôle décisif dans la distribution des cartes du pouvoir de la transition. Ennahdha a su trouver les mots tendres et les arguments forts pour convaincre le Congrès pour la République (CpR, 3e au scrutin pour la Constituante) et Ettakatol (le 4e) et former une coalition. Il a offert à ses deux alliés les strapontins des présidences de l'Assemblée nationale constituante (Anc) et de la république et réussi à acheter leur silence. Il a isolé la Pétition populaire de Hachmi El-Hamdi (le 2e au classement) et assisté à ses éclatements. Il a mis – à plusieurs reprises – les oppositions diverses et variées hors d'état de nuire. Il est même parvenu à les neutraliser... Du moins momentanément.
Découvrir les rouages de l'Etat, les infiltrer et les dominer
Maîtrisant, donc, tous les tenants et les aboutissants de la situation, Ennahdha rédigera ainsi la nouvelle constitution, légiférera, gouvernera et continuera de s'implanter durablement à travers tout le pays, et par tous les moyens.
En 18 mois (ou 1 an et demi) de transition, Ennahdha aura donc traversé bon nombre de crises, subi des secousses, commis de graves erreurs, échoué et, peut-être même, donné l'impression de perdre pied. En de nombreuses occasions, l'on a pu croire qu'il a chancelé, mais il ne tombera pas et gardera toujours présent à l'esprit ce qui doit être essentiel pour lui en cette étape de la transition.
Rached Ghannouchi, le gourou de Montplaisir, et les stratèges du Majlis Choura qui l'entourent n'ont jamais oublié ce qu'il fallait retenir de plus important: tous les tests, les bras-de-fer et les contre-performances font partie de l'apprentissage du gouvernement, de la découverte des rouages de l'Etat, leur infiltration et leur domination.
Tout, donc, est une affaire de conviction, de discipline, de constance, d'assiduité et de clarté de vision. Et ces qualités – toutes héritées par les disciples du Père Rached de plus d'un demi-siècle d'exil, d'emprisonnement et de répression – ont pu être renforcées par la certitude absolue et la pleine conscience des Nahdhaouis que le 14 janvier représentait une chance inouïe pour réaliser le rêve impensable de l'islamisation de la Tunisie.
C'est autour de cet axe central que s'articulera donc la stratégie nahdhaouie. Avec beaucoup de discrétion, la mise à exécution du dessein islamiste a été rondement menée: à coups de ballons d'essai, de diversions, d'inusable indifférence et d'imperturbable surdité, Ennahdha peut espérer aborder les prochaines épreuves électorales avec des chances quasiment intactes – n'en déplaise à nos artisanaux sondeurs d'opinion, qui s'obstinent à dire le contraire, ou à ceux d'entre nous qui prenons toujours nos désirs pour des réalités.
Neutralité formelle
Avec une arrogance à peine voilée, Rached Ghannouchi rassure les jeunes de son parti, leur rappelle qu'Ennahdha «a toujours les choses bien en main» et que cette «neutralité» des ministères régaliens n'est qu'une «simple formalité», étayant encore plus que ces personnes indépendantes qui aujourd'hui occupent ces portes-feuilles «sont tous des amis» d'Ennahdha et que leurs nominations à ces postes clefs n'auraient jamais pu avoir lieu sans l'approbation de Montplaisir.
Comprenons, donc, que les Nahdhaouis ont une conception des notions de neutralité et d'indépendance différente de celle que le citoyen tunisien moyen accorde à ces mots. En définitive, les déclarations de Tataouine de Rached Ghannouchi ont le mérite de leur clarté et sont conformes avec ses propos révélés au grand public par la vidéo fuitée d'octobre 2012.
Sur ce point, donc, ne nous faisons pas beaucoup d'illusions: Ennahdha n'a rien cédé et il continue de contrôler totalement la situation. L'assassinat de Chokri Belaïd a peut-être quelque peu bousculé ses calculs et précipité les évènements, mais globalement les choses semblent se dérouler comme elles ont été prévues par le gourou de Montplaisir.
La feuille de route de l'islamisation, en tous ses points, a été mise en œuvre et se poursuivra... Le prochain scrutin législatif n'y fera que peu de choses: en tout état de cause, un 35 ou 36% au parlement suffira à Ennahdha pour convaincre ses anciens co-équipiers du CpR et d'Ettakatol, et même pour trouver d'autres suivistes et former une autre coalition gouvernementale.
Dieu, qu'arrive-t-il à notre révolution? Est-elle maudite?
A bien réfléchir, Rached Ghannouchi (yeux ténébreux, regard par-dessus les lunettes, barbe de quelques mois, voix basse et éraillée, mains et doigts tremblotants et menaçants qui crèvent l'écran de la télévision...) est certainement un sorcier. Moi qui n'ai jamais cru à ces sornettes, voilà que mon désespoir me pousse à délirer et à soupçonner le magicien de Montplaisir de nous avoir jeté un mauvais sort.
Puisse Dieu faire que l'Union pour la Tunisie et Béji Caïd Essebsi débarrassent notre 14 janvier du maléfice nahdhaoui.