Pour le rédacteur-en-chef adjoint du ''Washington Post'', la plus jeune démocratie du monde arabe mérite d'être une priorité stratégique du gouvernement des Etats Unis.
Par Jackson Diehl*
Mohsen Marzouk insiste: la Tunisie, ce petit pays d'Afrique du nord qui a mis en branle le Printemps arabe, la seule nation à avoir pu tirer son épingle du jeu trouble qui s'en est suivi et le seul peuple à avoir achevé sa transition démocratique, ne souhaite nullement demeurer un cas unique dans la région. Il explique que si la Tunisie restait une «exception qui confirme la règle», c'est-à-dire une anomalie dans la région moyen-orientale, son expérience pluraliste et sa tolérance seraient, elles aussi, condamnées à disparaître.
Par ici, la solution
Pour l'instant, les choses sont claires et nettes: la Tunisie est le seul Etat arabe qui a su maintenir un équilibre savant et pacifique entre toutes les forces politiques qui ont vu le jour dans la région, au lendemain des soulèvements arabes. Pourtant, il n'y a aucune raison pour qu'elle demeure un cas d'exception. Durant les quatre dernières années, son parcours transitionnel, très souvent tumultueux, a pu produire une feuille de route qui offre la solution aux guerres civiles et au retour des régimes autocratiques qui ont suivi les révolutions de 2011 en Libye, Egypte, Syrie et ailleurs.
La solution tunisienne sera présentée, ce mois-ci à Washington, lors de la visite du président Caïd Essebsi, que les Tunisiens souhaitent être l'occasion d'un appui d'envergure de l'administration Obama à la Tunisie.
Mohsen Marzouk, haut conseiller de M. Caïd Essebsi, qui était la semaine dernière à Washington dans le cadre de la préparation de cette visite du président tunisien, n'y va pas par quatre chemins: pour lui, «la Tunisie est un membre nouveau du club des démocraties, et nous souhaitons, donc, voir le leader du monde libre dire clairement que son pays et ses alliés s'engagent résolument à faire tout ce qui est en leur pouvoir pour que notre transition réussisse.»
En effet, ayant consacré le plus clair de son temps, ces deux dernières années, à promouvoir la détente avec la plus agressive et la plus antioccidentale dictature (l'Iran, Ndlr), le président Obama pourrait tout de même équilibrer sa politique proche-orientale en accordant un soutien franc à la Tunisie. Il pourrait donner raison à ceux qui croient que les Etats Unis sont en droit de poursuivre leur Realpolitik vis-à-vis de l'Iran mais également de montrer un intérêt tout aussi important pour une stratégie de résolution des conflits moyen-orientaux fondée sur la démocratie.
Qu'en est-il donc de cette feuille de route de la démocratie en Tunisie? Mohsen Marzouk la définit en plusieurs points. La première étape consiste, selon lui, à mettre un terme à ce qu'il appelle le «déficit arabe de représentativité», dans lequel les principaux courants idéologiques de la région, les différents groupes ethniques ou sectes religieuses n'ont pas droit de cité dans le système politique – très souvent par le moyen de l'usage de la force. Dans les Etats sunnites d'Afrique du nord, dit-il, «le défi réside dans le droit à la représentation des deux tendances principales – c'est-à-dire le courant de la modernité et de la laïcité, d'une part, et celui du conservatisme avec ses référentiels religieux, de l'autre –, dans le cadre d'un code de bonne conduite qui bannit l'usage de la violence et instaure sur des bases solides le respect des règles du jeu démocratique.»
Théoriquement, cela semble assez évident. Pourtant, la mise en application de cette vision peut être une difficile affaire.
Beji Caid Essebsi et Mohsen Marzouk VRP de la jeune démocratie tunisienne aux Etats-Unis.
Le consensus national ne suffit à lui seul
Mais c'est là qu'intervient la touche tunisienne: il s'agit du savant dosage de cette rivalité acerbe entre le parti laïc de Nidaa Tounes et celui des islamistes d'Ennahdha et de la modération des dirigeants de ces deux formations politiques. Ainsi que l'explique Mohsen Marzouki – lui-même un des fondateurs de Nidaa Tounes –, «une des règles du jeu de la transition démocratique devrait être la formation d'un gouvernement consensuel, où il n'y aurait ni vainqueur ni vaincu.» Pendant au moins une autre décennie, ajoute-t-il, les formations politiques tunisiennes les plus importantes devront s'entendre à former ensemble des gouvernements, indépendamment des résultats des élections.
Conclusion: en Tunisie, la plus importante percée politique ne serait donc pas la tenue, l'automne dernier, d'élections parlementaires et présidentielle libres et transparentes, mais, plutôt, la décision prise par Nidaa Tounes d'inviter le parti d'Ennahdha à faire partie du gouvernement. (...) «Nous étions conscients du fait que l'on ne pouvait s'exclure les uns les autres. Il nous fallait donc trouver un arrangement et conclure un accord», dit-il.
Cependant, un gouvernement d'union nationale ne pourrait constituer une fin en soi. La Tunisie, à l'image de la plupart des Etats arabes, fait face à un chômage très élevé de ses jeunes et elle plie sous un insupportable fardeau du socialisme étatique. S'étant décidées à être des associées, les principales formations politiques devront faire usage de leur autorité pour mettre en œuvre ce que Mohsen Marzouk appelle «la révolution douce» – à savoir, un vaste programme de réformes de l'économie et de l'administration tunisienne. La première de ces refontes, sous la forme d'une loi autorisant l'investissement public-privé dans l'infrastructure du pays, a déjà été soumise au nouveau parlement. Treize autres devront suivre, ajoute Marzouk, jusqu'à la réforme du système des compensations et celle du Code de travail.
Si ces réformes sont adoptées, les dirigeants actuels de la Tunisie administreront la preuve de leur capacité d'accomplir ce que les dictateurs arabes se sont toujours dérobés de faire, c'est-à-dire des réformes douloureuses, mais nécessaires. Selon Mohsen Marzouk, «la coalition qui dirige aujourd'hui le pays n'aura aucune raison d'exister si elle ne parvient pas à faire accepter à la société tunisienne, toute entière, cette indispensable modernisation du pays.»
La lutte antiterroriste est l'autre manche cruciale de la partie qui se joue actuellement en Tunisie: les forces politiques tunisiennes devront démontrer qu'elles sont capables, tout à la fois, de combattre le jihadisme et de traiter les pathologies sociales qui l'enfantent.
Et c'est précisément là que devrait intervenir le soutien de l'extérieur – et à commencer par celui des Etats Unis. A un moment où l'administration Obama est en train de négocier avec l'Iran un accord qui pourrait rapporter à ce pays au moins 50 milliards de dollars, le gouvernement américain n'a réservé à la Tunisie, pour la présente année, qu'une aide dérisoire de 61 millions de dollars.
La plus jeune démocratie du monde arabe ne s'attend pas à ce que l'on conçoive pour elle tout un plan Marshall. Il reste, tout de même, évident que son effort à ouvrir la voie du pluralisme dans le monde arabe mérite d'être une priorité stratégique du gouvernement des Etats Unis.
Traduit de l'anglais par Marwan Chahla
Source: ''Washington Post''.
*Jackson Diehl, rédacteur-en-chef adjoint du ''Washington Post'' a publié cet éditorial, dimanche 10 mai 2015, sous le titre de «Tunisia's démocratic road map» (La feuille de route démocratique de la Tunisie).
**Les titre et intertitres sont de la rédaction.
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