La révolution a permis à la Tunisie d’entrer dans une nouvelle phase pleine d’espoirs. La réalisation de ces espoirs n’est pas aisée car elle est confrontée à des contraintes héritées du passée, dont la dette extérieure. Par Samir Abdelhafidh
L’arrivée, courant avril, de sa 1ère échéance au titre de 2011, la déclaration du gouverneur de la Banque centrale de Tunisie (Bct), le 21 janvier 2011, de la volonté de la Tunisie de s’en acquitter, et la confirmation, le 24 mars, par le ministre de la Planification et de la Coopération internationale, de la capacité du pays à honorer ses obligations, ont donné lieu à l’émergence d’un débat, ici sur le portail de Kapitalis et ailleurs, portant sur la réduction de la dette extérieure de la Tunisie. Nous cherchons à contribuer à ce débat en soutenant qu’un tel objectif est légitime, mais qu’il n’a pas à être réalisé par une répudiation.
Il est vrai qu’aujourd’hui la Tunisie est en mesure de rembourser sa 1ère échéance estimée à 450 millions d’euro (environ 820 millions de dinars). Par conséquent, une demande de réduction de la dette ne peut pas être défendue par l’incapacité de la Tunisie à la rembourser dans sa totalité. Toutefois, elle peut l’être en avançant qu’elle est justifiée par des arguments économiques, politiques, et éthiques.
Arguments économiques en faveur de la réduction de la dette
La situation économique de la Tunisie est aujourd’hui difficile. En témoignent la fermeture provisoire ou définitive d’usines, la chute des exportations, les pertes d’emplois, les revendications sociales, etc. Tous ces problèmes nécessitent l’intervention de l’Etat. Pour les résoudre, les recettes fiscales, les ressources provenant de la propriété de l’Etat, et les emprunts seront toutefois limitées. En effet, la baisse de l’activité aura pour conséquence de diminuer les recettes provenant des impôts, directs et indirects, les entreprises publiques sur lesquelles l’Etat pourrait compter pour collecter des revenus sont déjà confrontées à des difficultés financières et sociales, et la marge offerte par un recours au capital étranger privé est négativement affectée par la dégradation de la note souveraine accordée à la Tunisie par les agences de notation. Les moyens financiers de l’Etat risquent ainsi de ne pas être en mesure de répondre aux aspirations sociales et à l’urgence d’aides directes et indirectes au secteur privé. La solution peut être trouvée dans une révision de la structure des dépenses prévues dans le budget de l’Etat. Le non remboursement d’une partie (ou de la totalité) du service de la dette en est une option.
Aussi, la théorie de surendettement enseigne qu’une dette extérieure élevée par rapport à la richesse nationale (mesurée par le produit intérieur brut, Pib, par exemple), agit comme une taxe sur l’investissement. Dans la perspective d’une croissance faible du Pib, au moins au cours de cette année, le poids de la dette risque d’augmenter, bien qu’il n’atteigne pas les niveaux enregistrés par les pays qui ont déjà bénéficié de réductions de leurs dettes. Pour éviter que la dette n’empêche une relance de l’investissement, il serait donc rationnel de demander sa réduction.
Les réductions des dettes initiées dans le cadre du plan annoncé le 10 mars 1989 par Nicholas Brady, ancien secrétaire au trésor américain, et destiné à l’époque à un groupe de pays à revenu intermédiaire hautement endettés, étaient largement justifiées par des arguments économiques. Elles ont été le résultat de négociations entre créanciers et débiteurs et ont permis à la plupart de ces derniers de retrouver, dès la première moitié des années 1990, des taux de croissance positifs et un accès normal au marché financier international.
Les arguments politiques
Les gouvernements et les peuples des pays occidentaux n’ont pas tardé à saluer la révolution tunisienne pour plusieurs raisons. D’abord, elle leur a permis de découvrir une autre réalité des peuples arabes qu’on voulait souvent présenter comme totalement soumis à leurs dirigeants et aux partis au pouvoir. Ensuite, elle leur a confirmé, si besoin était, l’universalité des valeurs telles que celles de démocratie ou de dignité humaine. Enfin, elle a ouvert la voie à la possibilité de voir émerger dans plusieurs pays arabes des régimes démocratiques œuvrant pour la réalisation des aspirations de leurs peuples. Ces derniers seront très sensibles dans leurs choix politiques, au moment du passage aux urnes, à l’attitude des pays occidentaux vis-à-vis de leurs révolutions. Les partis plutôt libéraux auront plus d’écho auprès des électeurs si les gouvernements occidentaux traduisent les paroles de satisfaction et d’encouragement en des mécanismes de soutien financier. La réduction de la dette en est un instrument. Elle a été utilisée dans le passé pour soutenir certains pays comme l’Allemagne, l’Indonésie et l’Egypte.
Ainsi, la volonté politique de la communauté internationale à aider l’Allemagne au lendemain de la 2ème guerre mondiale s’est manifestée, entre autres, par des renégociations de sa dette extérieure. L’accord de Londres conclu le 7 février 1953 entre la République Fédérale d’Allemagne et 18 pays créanciers a permis de la réduire de plus que la moitié. En Indonésie, le remplacement en 1967 du président procommuniste Sukarno par le président pro-occidental Suharto a conduit à la fin des années 1960 à un accord avec ses créanciers qui a réduit sa dette extérieure de 57%. Pour sa position favorable à la 1ère guerre contre l’Iraq, les dettes militaires de l’Egypte vis-à-vis des Etats Unis ont été annulées en 1990.
Les arguments éthiques
La dette extérieure de la Tunisie a été de l’ordre de 6,816 milliards de dollars fin 1987. Elle a atteint près des 22 milliards de dollars fin 2010 (source : Banque Mondiale). Les tunisiens ont de fortes raisons pour soupçonner qu’une partie non négligeable de cette dette a servi au financement des comptes du président déchu et des membres de son clan à l’étranger. Il est éthiquement inacceptable de demander aujourd’hui à la Tunisie de rembourser la partie «odieuse» de sa dette.
Cet argument a été déjà utilisé pour remettre en cause le remboursement des dettes accumulées par des pays tels que l’ex-Zaire à l’époque de Mobutu et les Philippines à l’époque de Marcos. Il a été également largement mis sur le devant de la scène internationale au cours des années 1990 par des organisations non gouvernementales (Ong) tels que le collectif Jubilee 2000 et le Comité pour l’annulation de la dette du tiers-monde (Cadtm).
L’acceptation pour la première fois par la Banque Mondiale et le Fonds monétaire international (Fmi) d’annuler une partie de leurs créances dans le cadre de l’initiative pour les Pays pauvres et très endettés (Ppte) en 1996 en a été l’une des conséquences des pressions exercées par ces Ong. Cette initiative a été renforcée en 1999 et suivie par l’annulation d’une partie des dettes de plusieurs Ppte, résultat du sommet du G8 tenu à Gleneagles en Ecosse en 2005.
Un autre argument éthique peut être évoqué, bien qu’il soit plus difficile à mettre en œuvre. Il est lié au rôle joué par les créanciers dans le choix des projets d’investissement engagés par le débiteur. Si ces investissements s’avèrent non rentables, et que l’on peut démontrer la responsabilité des créanciers dans les projets choisis, ces derniers devraient en assumer leur responsabilité par une réduction des remboursements qui leurs seront affectés. La répudiation de la dette est la pire des solutions
Pour atteindre l’objectif d’une réduction de la dette extérieure de la Tunisie, la meilleure des solutions serait une décision unilatérale prise par les créanciers (ou certains d’entre eux) d’annuler au moins une partie de cette dette. Elle serait largement appréciée parce qu’elle rendrait plus tangible le sentiment de sympathie formulé par la valse des dirigeants occidentaux qui ont visité la Tunisie après la chute de la dictature.
La pire des solutions serait une répudiation unilatérale des dettes décidées par la Tunisie. Elle remettrait en cause la crédibilité de notre pays auprès des bailleurs de fonds; elle dégraderait davantage sa note souveraine, et elle augmenterait sa dépendance de l’aide bilatérale et multilatérale.
Une solution intermédiaire serait basée sur l’engagement immédiat de négociations entre le gouvernement provisoire et les créanciers pour réclamer une réduction des obligations contractuelles de la Tunisie. Les appels lancés ces derniers jours dans le cadre par exemple du Cadtm ne peuvent que renforcer la position des négociateurs tunisiens. La tâche de ces derniers sera encore facilitée par l’attitude prise par l’Egypte, quelques jours après la chute de Moubarak. Le ministre égyptien des Finances a déclaré le 22 février avoir demandé l’appui de la Grande-Bretagne pour obtenir l’annulation de la dette (ou au moins les intérêts de cette dette) de son pays auprès de l’Union européenne (UE).
Il est bon à noter que, fin 2009, le poids de la dette de l’Egypte par rapport à son Pib a été près de trois fois inférieur à celui de la dette de la Tunisie (près de 18% contre plus que 54% respectivement), d’une part. D’autre part, alors que la Tunisie a affecté plus que 10% de ses recettes d’exportation au service de la dette, l’Egypte n’en a affecté que 6.24% (calculs faits à partir des données de la Banque Mondiale).
* Universitaire. Docteur en sciences économiques.