La bonne position vis-à-vis de la gouvernance du parti islamique Ennahdha : appui pour ce qui est économique et opposition pour ce qui est sociétal.
Par Abderrazek Lejri
Bien que je sois loin de leurs idées, je pense qu’il est criminel d’acculer le parti Ennahdha à gouverner seul – ce qu’il avoue ne pas pouvoir ni vouloir faire –, l’attitude négative de les mettre à l’épreuve ou en difficulté par sanction étant improductive car pénalisante, en premier lieu pour la jeunesse et les populations marginalisées de l'intérieur.
En apparence, après leur victoire, les islamistes ont le triomphe modeste, toutefois émaillé par des attitudes arrogantes de certains de leurs dirigeants dans le cadre d’un partage de rôles adroitement étudié.
Nous ne doutons pas de la valeur intrinsèque ou de la compétence de certains cadres de ce mouvement et il faut que les grands commis de l’Etat et les administrations leur apportent assistance dans l’identification des solutions et projets et les aident dans leur gestion.
L’économie ne peut souffrir d’improvisation
De toute façon, ce mouvement peut être rassuré par le fait que certains hauts cadres – notamment doués de grands talents de transformisme, dont des ex-Rcd qui ont des choses à se reprocher, sont en train, par opportunisme de faire leur mue, qui en se laissant pousser la barbe, qui en prenant leurs cartes d’adhésion au parti, ou en fréquentant la prière du vendredi tout en prenant leur apéritif en catimini pour ne pas hypothéquer leurs carrières ou pour se prémunir contre les épurations supposées ou attendues.
De son côté, ce mouvement ne doit pas profiter de son poids électoral pour asseoir un quadrillage de l’administration censée rester neutre notamment au niveau des collectivités locales surtout dans la perspective de la prochaine échéance des élections législative et municipale.
Vu la situation gravissime que traverse le pays, l’effort de tous est requis sans réserve car nous ne sommes pas assurés de venir à bout de sitôt des problèmes urgents dont le chômage des jeunes, a fortiori si certains ont des velléités revanchardes d’opposition négative et systématique à toute action ou mesure intrinsèquement salutaire d’Ennahdha.
Les dirigeants de ce mouvement sont assez intelligents pour savoir que s’il est facile de jouer avec certaines libertés individuelles en serinant au détour d’un discours une allusion à un fait sociétal, l’économique ne peut souffrir d’improvisation et la réussite dans ce domaine pour produire des effets concrets mesurables n’est pas assurée malgré les efforts qui seront consentis ; au-delà de la mobilisation financière, un projet c’est d’abord une vision juste, des compétences et l’adhésion de tous ses acteurs.
Quelles que soient les insuffisances du programme économique d’Ennahdha qui table notamment sur un calcul erroné du volume et taux du chômage prospectifs en y associant des hypothèses de croissance qui ne vont pas obligatoirement être au rendez-vous, il n’ y a pas de honte à phagocyter les programmes des autres partis ou associations en y puisant les mesures les plus judicieuses, les plus réalistes, ou celles qui sont chiffrées scientifiquement même si leur programme y perd de la cohérence.
Nul n’étant dépositaire exclusif de la vérité absolue ou du bon sens, quel est l’inconvénient du matching des différents programmes pour décanter ce qu’il y a de meilleur pour le pays, au moment où certaines voix s’élèvent contre le plagiat de certaines mesures ? Le plagiat en la circonstance vaut convergence !
Ne surtout pas prendre le portefeuille de l’éducation
Autant il faut qu’il y ait mobilisation de tous pour faciliter la gouvernance d’Ennahdha pour ce qui concerne les infrastructures ou le fait économique, autant il faut que les forces progressistes, surtout parmi les coalisés avec ce parti, s’opposent fermement à ce que les portefeuilles de l’éducation et de la culture leur échoient comme le rappellent beaucoup de citoyens dont le penseur Mohamed Talbi.
La motivation de ce point de vue tient du fait que si le mouvement Ennahdha a eu un discours ouvert et rassurant envers les investisseurs et opérateurs que nous ne pouvons mettre en doute, vu que les islamistes sont par essence libéraux au sens économique du terme, il a eu le même discours mielleux envers la société civile et envers la frange féminine pour ce qui concerne le Code du statut personnel dont beaucoup de citoyens ont des raisons de douter.
Certains sont rassurés par la nécessaire implication, dans le cadre d’un gouvernement d’union nationale ou d’intérêt national, des partis de centre gauche, Cpr et Ettakattol, censés ne pas transiger sur les libertés fondamentales, mais nous savons qu’en politique, certains responsables enivrés par les sirènes du pouvoir sont prêts à vendre leurs père et mère et leurs âmes pour des maroquins.
Une stratégie de communication en deux canaux
Ennahdha a forgé l’image que les islamiques tunisiens étaient des justes, martyrs de Ben Ali, propres sur eux, intègres, respectueux de Dieu et de l’islam, proches des déshérités, qu’ils étaient les seuls à avoir rompu avec le passé et les seuls dépositaires de la défense de l’identité arabo-musulmane.
Par opposition, les modernistes ont été diabolisés – notamment dans les prêches des imams dans les mosquées – en tant que laïcs, pro-occidentaux, francophones, bourgeois, athées, mécréants, communistes, libertins voire homosexuels et adultères, associés opportunément d’ailleurs aux voyous et malfrats de l’ancien régime.
Quand au détour d’un discours, le guide Ghanouchi soulève le problème de la «kafala» (pour ce qui est de l’adoption) ou de la polygamie ou quand la Sara Palin du mouvement, Souad Abderrahim, parle tantôt de la nécessité d’instaurer plus de morale, tantôt pour dénoncer les mères célibataires et jeter le discrédit sur les enfants naturels, on peut affirmer sans ambages que cela n’est pas fortuit mais obéit à une stratégie de communication bien étudiée en deux canaux à des segments ciblés de la population tunisienne.
On peut arguer à Mme Abderrahim qu’il y a de fortes chances que la majorité des filles mères soient davantage d’un milieu conservateur (les puristes interdisant l’avortement) que l’inverse et que pour ce qui est de la morale, une fille en niqab peut aussi bien faire le tapin (ceux qui ont voyagé au Moyen-Orient peuvent l’attester) qu’une fille en minijupe et que, pour finir, les Saoudiens, tout conservateurs qu’ils sont, ne peuvent être pris comme modèles de vertu surtout quand ils sont en voyage.
Mme Abderrahim (qui, pour faire diversion, ne porte pas le voile, tendant à afficher qu’Ennahdha est un parti politique comme un autre) oublie que les jeunes qui se sont soulevés pour faire la révolution ont d’autres priorités que les sorties pernicieuses concernant le genre.
Pour les jeunes des régions de l’intérieur – qui sont à mille lieues d’intégrer les tourments de Mme Abderrahim – le manquement de la morale tient davantage aux faits d’être spoliés de travail, de vivre dans des conditions indécentes et indignes et d’avoir été marginalisés par des prédateurs qui ont mis le pays en coupe réglée.
En cela, la stratégie d’Ennahdha est d’ailleurs à mettre en parallèle avec celle des partis d’extrême-droite de France ou d’ailleurs, où les Arabes et les 3.000 adhérents musulmans représentent un faire valoir et un alibi au Front National comme Rama Yade a été la caution de pseudo ouverture de l’Ump à la diversité.
Ennahdha occulte les dépassements de ses ultras comme le Front National en France met en sourdine les réactions de ses jeunes membres racistes islamophobes.
Le fait que certaines rumeurs prédestinent cette dame aux discours porteurs de menaces à occuper le ministère de la Femme et la Famille reviendrait à attribuer le prix Nobel de la paix à Goebbels.
Le tollé soulevé par les propos de Mme Abderrahim à côté d’autres concernant la mixité ou la morale n’est pas en soi dangereux s’il s’agissait de son opinion personnelle et si les islamistes ultras n’avaient pas commencé d’imposer – avant de légiférer – au reste de la population leur mode de vie et leur modèle de société, au même titre que celles qui pratiquent l’excision croient bien faire dans l’intérêt des pauvres petites victimes !
Un musulman pratiquant, enseignant universitaire de son état, a déserté les mosquées des campus universitaires squattées par les barbus ultras serinant à longueur de prêches des discours jihadistes haineux et violents avec pour fixation inamovible LA FEMME, ce qui a entre autres contribué à laminer le vote des progressistes qui sont assimilés à des hérétiques.
Si chez les chrétiens, on peut comprendre sans les excuser les déviances de certains prêtres condamnés au célibat qui deviennent pédophiles, le moins que l’on puisse penser de certains imams salafistes qui eux peuvent prendre femme, est qu’ils sont des obsédés sexuels !
Les séquelles de l’influence du wahhabisme saoudien
Nous savons tous que la majorité des élites d’Ennahdha a été exilée en Europe ou au Moyen-Orient et plus spécialement en Angleterre et a vécu avec un référentiel wahhabite diffusé à coup de milliards par l’Arabie saoudite (ce pays rétrograde compte 1% des musulmans dans le monde et assure 90% des dépenses de l’islam) comme l’indique un article à glacer le sang du N° 1096 de ‘‘Courrier international’’ intitulé «Arabie saoudite : la haine de l’autre dans les manuels scolaires.»
Il y est écrit notamment qu’ils enseignent aux élèves «qu’ils doivent violemment réprimer, voire éliminer physiquement l’autre : juifs, chrétiens, infidèles, polythéistes incluant les chiites, musulmans apostats incluant les convertis, les blasphémateurs et ceux qui doutent !» et j’en passe...
Je sais qu’on peut prier Dieu pour qu’on n’en arrive pas là, mais l’insistance d’Ennahdha à se voir attribuer l’Education nationale a de quoi légitimement interroger et inquiéter à moins que ce parti soit prêt à mettre de l’eau dans son vin (si on peut s’exprimer ainsi dans le cas d’espèce !).
Surtout pas le portefeuille de la Culture à Ennahdha
Au cas où ce parti serait le récipiendaire du portefeuille de la Culture, doit-on s’attendre à ce que les toiles de nus soient habillées de niqab ; et quid des statues d’Apollon ou des mosaïques de femmes au bain offrant leurs nudités crues au regard des visiteurs des musées de Carthage et du Bardo?
On se demande, sans remonter à Carthage, pourquoi Ennahdha n’intègre pas le référentiel de l’Arabie heureuse qu’a été l’Andalousie et dont nous sommes les héritiers directs ?
Après l’Inquisition, la chute de Grenade et la conquête du nouveau monde (en 1492, Christophe Colomb a emmené sur ses navires des dizaines d’architectes et bâtisseurs Andalous et Mozarabes pour fonder les nouvelles capitales des pays nouvellement conquis en Amérique du sud), des vestiges témoignent encore des splendeurs de l’apport des arabo-musulmans au nouveau monde.
A moins que les adeptes de ce parti n’estiment que l’Andalousie avec l’Alhambra et le Généralife avec leurs magnifiques palais et jardins ne représentent à leurs yeux que des lieux de dépravation ayant justifié le déclin des Arabes, leur défaite face à Isabelle la Catholique et leur expulsion d’Espagne !
Je pense que les Tunisiens sont plus à même d’intégrer dans leur référentiel culturel et scientifique l’apport des Irakiens (qui ont bâti une civilisation arabe avancée et éclairée !) que celui des bédouins enturbannés de Saoudiens rétrogrades et phallocrates qui doivent leur puissance uniquement à une manne pétrolière et avec qui il n’y a à partager que la langue Arabe et les lieux saints.