Après une année et demie de bouleversements nationaux et régionaux, la Tunisie est en mesure de repartir sur des bases macroéconomiques saines. Elle pourrait même réaliser de meilleurs résultats que pendant la période Ben Ali.

Par Dr. Samir Abdelhafidh*


Le 23 mai 2012, l’agence de notation Standard & Poor’s a annoncé, dans un communiqué, la dégradation de la note souveraine de la Tunisie. Cette dernière est passée de BBB-/A-3 à BB/B, ce qui signifie qu’il serait probable que la Tunisie ne soit pas en mesure d’avoir la capacité adéquate à honorer la totalité de ses obligations financières.

Les commentaires qui ont suivi ont cherché aussi bien à expliquer les raisons de cette évolution qu’à prévoir ses conséquences potentielles. Dans un cas comme dans l’autre, des positions extrêmes ont émergé. Certains ont porté la responsabilité exclusivement au gouvernement Caïd Essebsi, d’autres à la Banque centrale de Tunisie (Bct) et à son gouverneur, et pour l’opposition, la faute est au gouvernement de la «troïka» (la coalition tripartite au pouvoir). Aussi, pendant que certains ont jugé que les conséquences seront sans importance sur l’économie tunisienne, d’autres prévoient qu’elles seront apocalyptiques.

Nous pensons que ces positions sont loin d’être réalistes et qu’elles sont loin de servir les intérêts de la Tunisie pendant cette phase transitoire. La responsabilité est en effet partagée et la dégradation de la note souveraine de la Tunisie aura des conséquences négatives sur l’économie tunisienne, mais dont l’ampleur pourrait être fort heureusement modérée.

La responsabilité est partagée

Globalement, les risques souverains établis par les agences de notation sont calculés en fonction d’un ensemble de facteurs touchant aussi bien à l’économique, au politique, qu’au social. Dans chacun de ces trois domaines, la responsabilité de l’évolution de la situation en Tunisie n’incombe pas à un seul acteur.

Sur le plan économique, avec un taux de croissance et des réserves de change en baisse, et un déficit courant et un taux d’inflation en hausse (Cf. Note de conjoncture publiée par la Bct le 15 mai 2012), il est aujourd’hui clair que les effets escomptés de la politique monétaire menée par la banque centrale n’ont pas été atteints. Il est également clair que le gouvernement de la «troïka» a hérité d’une situation difficile, mais qu’il n’est pas arrivé à réunir les conditions de stabilité sociale et à clarifier l’horizon pour inciter l’investissement privé. Aussi, l’Ugtt ainsi que les deux autres organisations ouvrières nées après le 14 janvier ont souvent développé un discours très à gauche pour rassurer les investisseurs potentiels, qu’ils soient nationaux ou étrangers.

L’agence Standard & Poor’s explique en partie la note accordée à la Tunisie par le fait «qu’à la place du grand consensus qui a été observé au lendemain de la révolution entre les principaux acteurs politiques, aujourd’hui la date et les conditions de tenue de nouvelles élections sont encore incertaines». Nous pensons que sur ce plan, le rôle de la «troïka» au pouvoir est primordial. Elle détient la majorité à l’Assemblée nationale constituante (Anc) et c’est de sa volonté que dépendrait la fixation des échéances électorales futures et la mise en place des structures qui leur seront nécessaires.

L’opposition doit s’inventer un rôle plus constructif

De son côté, l’opposition n’a particulièrement excellé depuis les élections du 23 octobre 2011 que dans les critiques au gouvernement et dans la multiplication de ses divisions internes. Elle aura à s’inventer un rôle plus constructif par la proposition d’initiatives réalistes tout en s’éloignant des calculs politiciens.

Sur le plan social, un observateur attentif n’a pas à s’étonner de la poursuite des sit-in et des violences dans le pays. C’est la continuité de tout un processus qui s’est déclenché dès la première semaine qui a suivi la fuite de Ben Ali, et face auquel de véritables hommes d’Etat ont cruellement fait défaut à la Tunisie.

Difficile d’oublier en si peu de temps les grèves dans le transport appelant à la titularisation des agents contractuels, les grèves des agents municipaux appelant à une amélioration de leurs conditions, les grèves dans la plupart des établissements publics appelant à la suppression de la sous-traitance, les blocages d’entreprises publiques et privées au nom du droit au travail, et les barrages des routes et des autoroutes pour des raisons allant du social, au politique, en passant par la protection de l’environnement!

Soutenus et souvent mobilisés par des organisations syndicales et des partis politiques, ces mouvements ont souvent obtenu gain de cause face à des gouvernements handicapés par leurs liens avec l’ancien régime et un important rejet populaire (gouvernement Ghannouchi) et par l’absence de la légitimité des urnes et une classe politique souvent non coopérative (gouvernement Caïd Essebsi).

Avec l’arrivée de la «troïka» au pouvoir, les syndicats ont insisté sur l’application des accords conclus avec les gouvernements de la période de transition. De son côté, l’opposition n’a souvent fait que légitimer les accords anciens et encourager de nouvelles revendications.

L’instabilité de l’environnement économique

Le manque de coopération, semble-t-il, d’une partie de l’administration et des considérations liées à des projections électorales ont fait le reste pour que les bras de fer observés entre gouvernement et syndicats tournent souvent à la faveur de ces derniers. Cette issue n’a fait qu’alimenter de nouvelles revendications sociales et entretenir l’instabilité de l’environnement économique.

Il ne serait ainsi aujourd’hui que contreproductif de vouloir faire assumer la responsabilité de la dégradation de la note souveraine de la Tunisie à une seule partie qu’elle soit le gouvernement Caïd Essebsi, le gouvernement de la «troïka», la Banque centrale, l’opposition, ou encore les organisations syndicales. Ce discours n’aura en effet pour résultat que d’exacerber les divisions et de dilapider les énergies. Tous sont d’une façon ou d’une autre, à un moment ou un autre, responsables. Ils sont aujourd’hui dans l’obligation d’oublier leurs calculs partisans et de coopérer pour redresser la situation. C’est l’avenir de tout un pays et de ses générations futures qui est en jeu.

Des inquiétudes exagérées

En écoutant et en lisant des commentaires formulés ces derniers jours, on dirait que c’est l’apocalypse qui nous attend. Décidément non, et ce pour plusieurs raisons.

Il y a, d’abord, les précédents historiques: la Tunisie n’est pas le premier pays à voir sa note souveraine dégradée. Des pays aussi bien développés (la France au début de 2012) qu’en développement (pays de l’Asie de l’Est pendant la crise de 1997) ont essuyé des baisses des notes souveraines. Encore plus, certains pays ont été fortement rationnés et même exclus des financements bancaires. Ils en ont par la suite retrouvé un accès normal au marché après l’adoption des politiques nécessaires qui leur ont permis d’améliorer leurs fondamentaux macroéconomiques et, partant, leur rating. A titre d’exemple, le Mexique et le Chili ont fait des défauts de paiements sur leurs dettes bancaires au cours des années 1980. Ils sont aujourd’hui classés par Standard & Poor’s BBB et A+ respectivement.

Ensuite, il vaut voir la moitié pleine du verre. Pour un pays qui vient d’observer une révolution interne et une révolution chez son voisin du sud (Libye), et qui fait face à un environnement externe très défavorable (crises et politiques d’austérité chez ses principaux partenaires), la note obtenue devrait le satisfaire. Elle est meilleure que celles de l’Egypte et du Liban (risque B) et de tous les pays africains, à l’exception du Maroc (risque BBB-), de l’Afrique du Sud (risque BBB+) et du Botswana (risque A-). Aussi, la Tunisie est dans la même catégorie que la Turquie (risque BB pour sa dette libellée en devises) et de la Jordanie (risque BB).

Il serait utile de souligner également que la note accordée est assortie d’une perspective stable, c’est-à-dire qu’il n’est pas prévu qu’elle se dégrade davantage dans le très court terme. Une analyse encore plus optimiste de la note obtenue conduirait enfin à dire que le classement du risque souverain de la Tunisie aurait été encore plus mauvais si, par exemple, les élections avaient échoué, si la composition du gouvernement avait pris beaucoup plus de temps, ou encore si nous avons répudié, au nom de la révolution et pour satisfaire certains discours populistes, une partie de nos dettes.

Sur un autre plan, le taux d’intérêt n’est pas le seul déterminant dans la décision de financement. Pour simplifier, la rentabilité nette d’un emprunt dépend de la comparaison entre le taux d’intérêt et la productivité de l’investissement auquel il serait affecté. Même si le taux d’intérêt est élevé, un projet d’investissement serait toujours rentable si son rendement dépasse son coût. A admettre que la note de Standard & Poor’s serait confirmée par les autres agences de notation, le plus important aujourd’hui serait d’identifier des projets dont les rendements directs et indirects dépassent leurs coûts de financement. Plus que jamais, c’est la rationalité économique qui doit prendre le dessus dans les projets financés par des emprunts étrangers.

La Tunisie a connu pire

Autre point important à souligner: la situation économique n’est pas exceptionnellement mauvaise. Dans la note de la Banque Centrale relative aux principales évolutions de la conjoncture économique et financière nationale (jusqu’au 15 mai 2012), on peut lire que le taux de croissance du Pib réel en 2011 est de -1.8% (prévision), que le solde courant est de -3% du Pib au terme des quatre premiers mois de 2012, que les réserves de change couvrent 101 jours d’importation (113 fin 2011) et que l’inflation prévue pour 2012 est de 4,8%. Ce ne sont pas des performances exceptionnellement faibles pour la Tunisie.

Selon les chiffres de la Banque Mondiale, en 1986, année d’adoption du Plan d’ajustement structurel, le Pib a également baissé en termes réels (-1,45%), les réserves de change ont été plus faibles (36 jours d’importation fin 1986), le déficit du compte courant était de l’ordre de -6,7% du Pib, et les prix ont augmenté de plus que 6%.

Après une année et demie chargée de bouleversements nationaux et régionaux, la Tunisie serait donc en mesure de repartir sur des bases macroéconomiques plus saines que celles qui ont existé au cours de l’année d’adoption du plan d’ajustement structurel. Elle serait par conséquent capable de réaliser de meilleurs résultats que ceux de la période Ben Ali. La condition fondamentale c’est un consensus national autour d’un programme économique et social tenant compte des priorités nationales et des contraintes internationales, et éloigné le plus possible des discours populistes. Ce sont ces derniers qui représentent aujourd’hui la plus grande menace pour la Tunisie. Ils sont malheureusement entretenus par des parties de l’élite et de la classe politique. La fuite en avant dans ce type de discours ne fera que les décrédibiliser davantage aux yeux de la population.

* Universitaire, docteur en sciences économiques.

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