Parce que la coalition au pouvoir a raté son entrée en scène, toute tentative tendant à renverser la vapeur pour rattraper le temps perdu et rétablir un Etat de droit risque de n’avoir aucun effet.

Par Samir Tlili


 

En gagnant les élections du 23 octobre, les partis de la «troïka» (la coalition tripartite au pouvoir) savaient pertinemment qu’ils allaient très vite être confrontés aux promesses faites aux Tunisiens tout au long de leur campagne électorale.

Course effrénée au partage du pouvoir

En effet, tout le monde était impatient de voir ce qu’il allait advenir de leurs promesses concernant la coupure définitive d’avec le passé, l’exclusion des Rcdistes de la vie politique, le jugement des responsables de l’ancien régime coupables d’exactions et des hommes d’affaires enrichis dont le seul mérite est d’avoir été dans la nébuleuse du grand mafieux, l’assainissement de l’appareil judiciaire corrompu longtemps maintenu à la botte des anciens maitres du pays, la purgation du ministère de l’Intérieur de ses bourreaux et autres mercenaires qui, disposant d’un blanc-seing de Carthage, se croyaient au-dessus de toutes sortes de règles et lois.

Tout le monde s’attendait de voir enfin ce nouveau gouvernement instaurer un véritable Etat de droit qui réhabiliterait les institutions et qui jetterait les bases solides d’une démocratie durable. Sauf qu’au lendemain de la déclaration des résultats, au lieu de s’atteler à la réalisation des promesses tant rabâchées pendant la campagne électorale, l’équipe de la «troïka» s’est lancée dans une course effrénée dont le seul et unique objectif est le partage du pouvoir et qui a abouti à cette lourde et bien compliquée présidence tricéphale. Qu’à cela ne tienne…

Une tâche ardue, un gouvernement débordé

On continuait, malgré tout, à espérer qu’une fois achevée, cette longue phase de négociation, le gouvernement allait enfin se mettre au travail et entamer le redressement d’une nation que tant d’années de clientélisme, d’hypocrisie, et de culte de personnalité des deux hommes qui ont présidé à son destin depuis l’indépendance ont achevé de la dépouiller de sa substance.

La tâche était, il faut l’avouer, bien rude pour une équipe de néophytes. Ils héritaient d’une population en pleine ébullition revendicatrice, d’un Etat discrédité qui, de plus est, a perdu toute autorité sur ses citoyens, et d’une situation économique le moins que l’on puisse dire désastreuse.

Il fallait agir vite pour donner le ton de ce tout premier gouvernement porteur de la légitimité des urnes. Il fallait agir vite mais surtout travailler dans le sens des promesses qui l’a porté au pouvoir.

Mais au lieu de cela qu’avons-nous vu arriver? Un gouvernement qui s’est distingué par son hésitation à prendre fermement les rênes du pays, se laissant déborder de tous bords aussi bien par ses propres partisans que par ses adversaires; un gouvernement qui se refuse de rétablir l’Etat de droit en veillant à la stricte application de la loi de telle sorte que l’anarchie s’est finalement installée en principe reléguant le droit en exception; un gouvernement qui se refuse de juger les responsables politiques de l’ancien régime encore moins de demander des comptes aux hommes d’affaires corrompus qui continuent a narguer la population par leur train de vie somptueux; un gouvernement qui maintient, quand il ne promeut pas, certains hauts fonctionnaires de l’Etat compromis jusqu’à la moelle avec l’ancien régime; un gouvernement qui refuse de toucher aux membres de l’ancienne famille du président qui, comme tout un chacun le sait, tiennent leur enrichissement colossal dans un pays aussi modeste que la Tunisie, à leur génie hors du commun dans les affaires et à leur probité exemplaire; un gouvernement qui, somme toute, a choisi d’agir à l’extrême opposé de ses promesses électorales.

Se pose alors la question de savoir comment, avec une politique contraire aux promesses avancées se voulant exagérément conciliatrice avec tout le monde, y compris les usurpateurs et les bourreaux de l’ancien régime, ce gouvernement est capable d’assurer la transition vers cette nouvelle Tunisie que nous attendons tous, une Tunisie juste, solidaire, respectueuse de tous ses citoyens? Comment, en refusant de dresser convenablement le bilan de la période écoulée, arrivera-t-il à s’imposer face à une population assoiffée de justice? Comment faire accepter au simple citoyen de se plier aux règles et lois de la république quand il sait que ceux qui les ont piétinées pendant toute la période écoulée, contre qui cette révolution s’est déclarée, continuent de mener une vie paisible, nullement inquiétés par les nouveaux maîtres du pays? Comment dissuader ceux qui s’amusent aujourd’hui à usurper les terres d’autrui pour y élever leurs constructions illégales et anarchiques quand ils savent que ceux qui, autrefois ont commis les mêmes forfaits, continuent de jouir d’une impunité absolue?

Plutôt avouer qu’il s’agit là d’une mission quasi impossible. On ne fera jamais accepter à des hommes qui ont été l’essentiel de leur vie témoins de toutes sortes d’injustices et d’exactions de tourner la page du passé quand on n’aura pas fini de dresser convenablement le bilan de la période écoulée et de délimiter les responsabilités des protagonistes.

De l’hésitation à l’attentisme

Or, quand on sait que la réussite d’une transition démocratique vers tout nouveau régime dépend impérativement de l’adhésion de tous les citoyens au processus retenu, il devient évident que dans les conditions de déni de justice retenu par le gouvernement de la «troïka», le processus transitionnel sera loin de susciter l’adhésion de la majorité des citoyens.

En retournant le dos aux promesses qui les ont portés au pouvoir, et en essayant  de ménager tout le monde, y compris les symboles de l’ancien régime, la «troïka» s’est non seulement discréditée en tant que force politique digne de confiance, mais aussi a maintenu le pays dans cet état d’anarchie persistante dix huit mois après la révolution pour n’avoir réussi à rendre ne serait ce qu’un semblant de justice et à répondre aux attentes de cette masse d’électeurs qui ont cru à leurs vaines promesses. Avec le raté marquant leur entrée en scène, toute tentative tendant à renverser la vapeur pour rattraper le temps perdu et rétablir aujourd’hui un Etat de droit ne pourra avoir aucun effet, car il est en politique comme à l’école: un maître qui échoue à tenir sa classe dès ses premières heures se laissant déborder sans réagir ne saura plus jamais retrouver son emprise sur la situation et sera de ce fait, toujours condamné à subir la loi de ses élèves.

C’est ainsi que par la faute de ce gouvernement qui a opté pour la politique de l’attentisme et qui a choisi de ne pas rendre justice ni même rechercher la vérité, nous nous sommes retrouvés aujourd’hui dans cette impasse politique en plein milieu du chemin ne pouvant ni avancer ni revenir en arrière. La seule voie de sortie qui nous reste est d’en finir au plus vite avec cette période transitoire afin de passer définitivement à cette deuxième république tant attendue en espérant que le gouvernement à venir, quelle que soit sa couleur politique, saura être à la hauteur de sa mission.

A défaut, j’ai bien peur ça sera l’éternel recommencement qui condamnera ce pays à la décadence et à l’anarchie.

* Expert comptable.

Articles du même auteur dans Kapitalis:

Tunisie. Et si l’Assemblée constituante était un mauvais choix?

Quand l’exclusion devient principe pour la présidence en Tunisie

Qui va pouvoir rétablir la devise de la république tunisienne?

Tunisie. Pour combattre le chômage, supprimons l’impôt sur les sociétés !

Tunisie. Le problème endémique du bassin minier de Gafsa