La révolution a mis à nu les dérives et la corruption au sein de la Compagnie des phosphates de Gafsa (Cpg), le principal employeur dans le bassin minier de Gafsa. Une bombe à retardement…
Par Abderrazak Lejri & Lakhdhar Souid*
La Compagnie des phosphates de Gafsa (Cpg) n’a pas échappé aux tentacules de la pieuvre de corruption de l’ancien régime, dès qu’on a repéré les bénéfices mirobolants qui pouvaient être détournés par le truchement de marchés truqués via le mécanisme de la sous-traitance favorisé par la concussion d’une direction générale et des intermédiaires aux ordres.
La spoliation institutionnalisée revenue au galop
Juste après le 14 janvier 2011, l’une des premières revendications de la révolution fut le bannissement de la sous-traitance notamment dans le secteur public. Et pour cause : cette pratique a été dénaturée et détournée par le pouvoir déchu pour arroser ses obligés – constitués en mafia véreuse – par des milliards échappant à la concurrence tout en précarisant des milliers d’emplois sous la forme d’un nouvel esclavage.
A Gafsa, le 9 septembre, les manifestants exigent leur part des recettes de phosphates, principale ressource de la région.
Les soulèvements des employés temporaires des sous-traitants exigeant la réintégration de leurs entreprises d’origine (Cpg, Tunisair, et l’on passe) avec l’appui de l’Union générale tunisienne du travail (Ugtt) n’a pas tardé à porter ses fruits, mais malheureusement les démons de la spoliation institutionnalisée ont subrepticement ressurgi et les mauvaises habitudes sont revenues au galop.
En mai 2011, un des auteurs du présent billet (Quelles solutions pour relancer l’industrie du phosphate en Tunisie) avait traité de l’effet des retombées néfastes de la cessation de la sous-traitance – mesure par essence antiéconomique – et comment elle fut utilisée en tant que simple intermédiation par une nébuleuse mafieuse tissée par la famille du pouvoir de Ben Ali et de ses hommes de main dans le bassin minier.
Au-delà du problème de la Cpg – devenu l’abcès de fixation de toutes les revendications dans la région de Gafsa – ont été mis en exergue la démission et la permissivité de l’Etat et la spoliation des richesses de la région en faveur des régions habituellement privilégiées sans contrepartie ou alternative de développement.
Une importante marche antigouvernementale est venue le rappeler ce dimanche 9 septembre à Gafsa.
Les pertes astronomiques de la Cpg
Juste après la révolution, concomitamment aux vagues de perturbation jusqu’à la paralysie de l’activité extractive et de lavage notamment à Metlaoui, le blocage de l’activité des sociétés de transport du phosphate a creusé les immenses pertes de la Cpg, cette dernière ayant été acculée à indemniser les agents de transport inactifs et à négocier le rachat des centaines d’engins coûteux en filialisant ladite activité par la création de la Société tunisienne de transport des produits miniers (Sttpm) sans expertise préalable approfondie.
Cette société, qui emploie 1.200 personnes et dispose d’un parc hétérogène de 250 camions et 80 engins – et dont beaucoup sont inopérants – serait incapable, vu la vétusté de ses équipements et l’absence de procédures rodées de leur maintenance, d’assurer plus de 40% du transport entre les carrières (mines à ciel ouvert) et les usines pour pouvoir prétendre au marché de l’acheminement du phosphate vers Sfax ou Gabès, estiment certains cadres de la Cpg.
Le sempiternel problème du transport ferroviaire
Dans toute la Tunisie, le rail et le réseau ferroviaire, dont l’évolution est universellement considérée comme un indicateur de développement, sont en net recul.
La Société nationale des chemins de fer tunisiens (Sncft) a eu une vision défaillante et n’a pas joué son rôle dans l’amélioration du réseau hérité de la période coloniale: ce dernier n’a pas connu une normalisation de la voie métrique vers la voie normale, ni de dédoublement des voies, ni de signalisation suffisante, ni d’électrification ni une extension du réseau en rapport avec le fort développement du trafic marchandises (voir ce qu’en a écrit l’association Ads dans son ouvrage paru en octobre 2011). La Cpg en paye aujourd’hui les frais.
Les habitants du bassin minier de Gafsa n'en peuvent plus d'attendre...
Ainsi, pour ce qui est du transport ferroviaire du phosphate (qui reste le moyen le plus approprié et le moins coûteux), les problèmes sont dus en premier lieu aux difficultés endogènes à la Sncft pour insuffisance de personnel et de moyens matériels ce qui ne permet guère d’assurer le transport de la moitié de la production.
On estime qu’en moyenne l’activité de transport ferroviaire du phosphate est assurée uniquement par 8 trains par jour sur les 15 escomptés en situation normale pour transporter les 1.400 à 2.000 tonnes/jour sur les deux lignes 13 et 21 vers respectivement Sfax et Gabès (environ quarante wagons de 40 tonnes), la Cpg étant acculée à recourir au transport par camion (au tarif de 20 dinars la tonne au lieu de 5 dinars la tonne par voie ferrée) creusant davantage le déficit de son résultat.
S’y ajoute le facteur aggravant de l’insécurité due aux blocages occasionnés par les mouvements sociaux souvent dans les bourgs se trouvant sur la voie ferrée vers Sfax et Gabès où certains irresponsables ont été jusqu’à utiliser des chalumeaux pour porter à fusion les barres de rail afin d’empêcher le passage des trains.
Aucun citoyen digne de ce nom ne peut acquiescer à ces agissements délictueux des sit-inneurs économiques qui sont quelques fois manipulés mais l’opinion publique aurait été sans ambages du côté du gouvernement si les ministres de l’Intérieur et de la Justice – bridés par leur guide Ghannouchi, président du parti Ennahdha – montraient moins de mansuétude envers leurs affidés salafistes et leurs ultras qui commettent en toute impunité des dépassements bien plus intolérables contre les biens et les personnes.
Des esprits malins suggèrent à penser que les trois sociétés bénéficiaires du marché du transport terrestre du phosphate seraient derrière les sit-in sur les voies ferrées pour garantir une situation de rente juteuse dans le cadre de deux contrats de transport de 1 million de tonnes chacun.
Le retour en catimini des sociétés de sous-traitance
Depuis plusieurs mois, la ville de Gafsa est traversée par une noria de gros camions neufs – souvent non bâchés – chargés de phosphate appartenant à de nouvelles sociétés de sous-traitance gérées en sous-main, dit-on, par d’anciens Rcdistes notoires qui se seraient coalisés pour récupérer une manne dont les soubresauts de la révolution les a momentanément privés.
L’encombrement de la circulation, dû au retard qui entache la finalisation de la rocade devant contourner la ville, commence à exacerber la population du centre urbain où – déjà sans cela – la circulation est kafkaïenne. La nuisance et les risques qu’occasionne la traversée de l’unique radiale de la cité par ce défilé de camions, dont les tournées peuvent atteindre plus de 500 par jour, ont atteint des sommets.
Ajoutés à cela les dégâts occasionnés à la chaussée, le forcing et l’appât du gain entrainant des chargements de 40 tonnes au lieu de 25 par voyage et la transgression du cahier des charges signé avec la Cpg régissant les modalités de ce transport.
Ce n’est qu’à Oum Lârayes où l’usine n’ayant fonctionné que 4 jours depuis le début de l’année, que la contestation empêche tout mouvement de camion vers la laverie située en pleine ville.
Une frange de la population estime que la Cpg et le Groupe chimique tunisien (Gct), après avoir supporté les coûts faramineux de cessation de la sous-traitance (réintégrations du personnel, indemnisation des sociétés de sous-traitance, arrêts récurrents du transport…), viennent de renouer avec les pratiques mafieuses non transparentes d’enrichissement illicite de nouveaux vautours (souvent pourvoyeurs de rétro-commissions) au lieu de renforcer les capacités de la filiale Sttpm.
Le gouverneur de la région et la direction générale aux ordres laissent faire arguant que les usines à Gabès, Sfax, Skhira et M’dhilla doivent continuer à fonctionner pour l’impératif vital d’honorer leurs engagements envers des clients à l’export, mais la population n’a pas à choisir entre développement et impératifs environnementaux.
Le saut dans l’inconnu
A ces problèmes, il faut ajouter le fait que la proclamation des résultats définitifs des concours devant voir l’intégration officielle de 2.600 personnes sur 28.000 candidats a été différée au 12 septembre par crainte de troubles.
Sans vouloir jouer aux Cassandre, on peut estimer que cela ne se passera pas obligatoirement dans la sérénité et personne ne peut prévoir comment se passera la transition managériale à la tête du groupe Cpg-Gct lors du remplacement du Pdg actuel qui connaît l’entreprise pour y avoir exercé longtemps et qui devrait faire valoir ses droits à la retraite en novembre prochain. Ce qui représente un problème supplémentaire, qui s’ajoute à l’agenda du gouvernement actuel de la «troïka», qui n’est focalisé que sur les préoccupations électoralistes, laissant de côté le développement socio-économique, relégué aux calendes grecques.
Marche de protestation à Gafsa le 9 décembre 2012.
Quand le dogme prime le socio-économique
Le climat insurrectionnel qui prévaut dans la région, nourri par les maintes promesses mirobolantes non tenues de rupture avec le schéma de développement du passé, n’a pas encore profité de l’occasion inouïe offerte par l’avènement d’une révolution qui a été récupérée – en détournant le débat vers les problématiques identitaire, sociétale et religieuse – par des apprentis-politiciens cupides et opportunistes auxquels manque le sens de la nation, de d’état et de l’histoire.
Les populations marginalisées de Gafsa sont profondément écœurées par les élucubrations et les dérives des élites, notamment celles du parti islamiste Ennahdha qu’une victoire à la Pyrrhus a grisées jusqu’à l’aveuglement, les amenant à occulter et à se détourner des véritables causes, enjeux et objectifs des soulèvements populaires que sont l’injustice, le chômage des jeunes, la précarité et le déséquilibre régional qui ont été les principaux facteurs du déclenchement de la révolution, dont la première étincelle a éclaté à Redeyef, en 2008.
La question économique requérant plus de compétence que l’énoncé des préceptes dogmatiques ou religieux et l’instillation de la discorde accompagnés de menaces et d’agressions, le gouvernement de coalition actuelle, avec sa composante dogmatique islamiste, n’a pas réussi à cacher l’échec patent de son action sur la majorité des dossiers.
Ce parti – qui a méprisé et humilié l’opposition démocratique désunie et sans grands moyens et qui a mené avec arrogance une guerre frontale contre toutes les franges des populations, leurs libertés, leurs institutions, leur mémoire et leurs acquis – commence à paniquer sérieusement depuis que pointent à l’horizon et prennent forme et consistance des forces d’opposition structurées (mais non exemptes de reproches), tel le mouvement Nida Tounès, menaçant son maintien au pouvoir. Et il y a fort à parier que c’est dans ces contrées –bastion historique de la résistance, contre la colonisation puis contre la dictature, menées par d’illustres figures – que la contre-révolution échouera.
* Citoyens natifs de Gafsa.
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