Au lendemain de l’attaque de l’ambassade américaine de Tunis, les liens entre le groupe salafiste Ansar Al-Chariâ et le parti Ennahdha au pouvoir en Tunisie se font de plus en plus apparents.
Par Habib M. Sayah*
Le vendredi 14 septembre 2012, immédiatement après la prière, une foule immense s’est dirigée vers l’ambassade des Etats-Unis sur les Berges du Lac de Tunis à l’appel du charismatique leader d’Ansar Al-Chariâ, Abou Iyadh Ettounsi alias Seifallah Ben Hassine. La présence de ce dernier sur les lieux fut confirmée par Ridha Belhaj, dirigeant du parti salafiste Hizb Ettahrir, peu après que les troupes d’Ansar Al-Chariâ ont saccagé et brûlé plusieurs bâtiments de la mission diplomatique face à des forces de l’ordre qui se sont illustrées par leur passivité.
L’attaque de son ambassade a mené la diplomatie américaine à recommander à ses ressortissants et à ses entreprises d’évacuer sans délai le territoire tunisien. Un signal fort adressé au gouvernement tunisien, suspecté d’avoir une part de responsabilité dans l’échec de la défense des locaux de la mission américaine. En effet, tandis que le ministre de la Santé affirmait sans ciller qu’il s’agissait d’une «intervention réussie» pour la police tunisienne, et que le ministre des Affaires étrangères Rafik Abdessalem tentait de minimiser en prétendant que l’attaque de l’ambassade n’était qu’une conséquence normale de la transition démocratique, des images mises en ligne ont permis d’affirmer que les forces de l’ordre et les militaires sur place n’ont pas déployé les efforts nécessaires pour assurer au mieux la défense du bâtiment. Selon un témoignage recueilli par Riadh El Hammi, l’un des assaillants aurait prétendu que des militaires lui ont dit : «Faites ce que vous voulez, du moment que vous ne nous touchez pas». Le coordinateur de la sécurité de l’Ecole américaine de Tunis elle aussi visée par l’attaque salafiste, a quant à lui affirmé sur son blog : «Le spectacle dont nous avons été témoins à l’ambassade américaine était planifié et approuvé», avant de recommander à ses compatriotes résidant en Tunisie : «Il ne faut pas faire confiance aux forces de sécurité tunisiennes». Sans aller jusque là, il semble capital d’examiner les relations entre Ansar Al-Chariâ et le parti Ennahdha pour faire la lumière sur l’attitude du gouvernement suite à ce grave incident.
Abou Iyadh, le chef salafiste djihadiste impose sa loi dans le pays.
Abou Iyadh et la genèse d’Ansar Al-Chariâ
L’organisation salafiste Ansar Al-Chariâ, dirigée par un trio composé du prédicateur de Oued Ellil Abou Ayoub, de l’idéologue Al-Khatib al-Idrissi et de Abou Iyadh Ettounsi, fut fondée par ce dernier au cours du printemps de l’année 2011.
Abou Iyadh, dont le vrai nom est Seifallah Ben Hassine a hérité son nom de guerre de ses aventures afghanes, interrompues par son arrestation en 2003 en Turquie pour l’organisation du meurtre du leader de la résistance afghane face aux Talibans, le Commandant Ahmed Shah Massoud. Mais avant de fonder en 2000 avec Tarek Maaroufi (récemment relâché par la justice belge et revenu en Tunisie) le Groupe combattant tunisien (Gct), cellule terroriste proche d’Al Qaïda, basée à Jalalabad, Seifallah Ben Hassine a fait ses premières armes au sein de la branche armée d’Ennahdha, le Front islamique tunisien (Fit) fondé en 1986 par le Cheikh Rached Ghannouchi qui était son mentor. Pas étonnant alors de voir le guide du parti islamiste au pouvoir faire l’accolade à Abou Iyadh, et de proclamer l’inoffensivité de la mouvance salafiste.
L’ambiguïté des relations entre Ennahdha et Ansar Al-Chariâ
A la fois rival d’Ennahdha et «frère» de la tendance islamiste selon Rached Ghannouchi, Abou Iyadh entretient des relations ambiguës avec le parti au pouvoir. Il n’a, par exemple, pas été inquiété après avoir publiquement ordonné la violente attaque qui a visé l’espace Abdelliya en juin dernier. Mais les relations avec le parti Ennahdha ont connu un virage significatif, qui n’a rien fait pour lever l’ambiguïté persistante, lorsque Abou Iyadh et son lieutenant Abou Ayoub ont organisé une manifestation géante en face de l’Assemblée national constituante (Anc) au Bardo afin d’exiger d’Ennahdha qu’elle se rétracte après avoir renoncé à l’inscription de la chariâ dans la future Constitution. Avaient répondu à l’appel, dans le cadre de cette démonstration de force, des milliers de militants et de sympathisants d’Ennahdha.
Abou Iyadh, qui tente d’étendre son influence sur la base militante d’Ennahdha, bénéficie également d’appuis haut placés dans l’organigramme du parti islamiste. En effet, Sadok Chourou, qui vient d’affirmer au journal Essarih, que les salafistes d’Ansar Al-Chariâ étaient innocents et n’avaient rien à voir avec l’attaque de l’ambassade américaine, est pourtant l’un des principaux soutiens du djihadiste Abou Iyadh au sein du parti au pouvoir. Le député Chourou, qui s’est illustré l’année dernière par sa proposition de crucifier et de démembrer les opposants au parti au pouvoir, fut l’invité avec Abderraouf Ayadi du CpR (avat de créer son propre parti El Wafa, Ndlr), d’Abou Iyadh dans le cadre du congrès fondateur d’Ansar Al-Chariâ qui s’est tenu à Sidi Bouzid en mai 2011. Nul ne s’étonnera donc de voir le député nahdhaoui tenter de couvrir son allié au moment où la vidéo de son discours de l’année dernière en compagnie d’Abou Iyadh a été supprimée. Mais une autre vidéo, tournée à Tunis à la même période permet d’attester de ses liens avec Ansar Al-Chariâ.
Ansar Al-Charia plantent leur drapeau au fronton de l'ambassade américaine à Tunis.
Le déni complice de Sadok Chourou illustre bien l’embarras des dirigeants d’Ennahdha suite à l’incident de vendredi qui risque d’éclabousser leur image de modérés. Ces derniers, manifestement au courant du rôle joué par Abou Iyadh dans l’attaque de l’ambassade des Etats-Unis et de sa présence sur les lieux, sont tiraillés entre l’envie irrépressible d’occulter les liens confraternels qu’ils entretiennent avec le terroriste, et la pression de l’opinion publique, désormais avertie de l’existence et du rôle d’Abou Iyadh.
Une tragédie prévisible que l’on aurait pu empêcher
Outre l’incompétence voire la malveillance du gouvernement de transition de Mohamed Ghannouchi, qui a fait bénéficier d’une amnistie Abou Iyadh, dont le passé afghan était connu de la justice tunisienne, et les terroristes de l’affaire de Soliman qui ont plus tard rejoint Ansar Al-Chariâ, c’est au gouvernement actuel que revient une part importante de la responsabilité des évènements du vendredi 14 septembre. C’est la peur de voir ses liens avec le terroriste Abou Iyadh révélés sur la place publique, qui a empêché Ennahdha de sévir contre cette organisation qui représente la plus grande menace pour la liberté, la stabilité et la sécurité nationale.
Pourtant, une déclaration d’Abou Iyadh datant de mars 2012 aurait du être le signal approprié pour mener l’offensive contre son organisation. Dans cette interview accordée à la chaîne de télévision Nessma, le leader d’Ansar Al-Chariâ s’est exprimé «au nom de la mouvance salafiste djihadiste», rompant ainsi avec son discours initial selon lequel son organisation prônait le «salafisme de prédication», c’est-à-dire non-violent. Quelques semaines plus tard, il ordonnera le saccage de l’exposition du «Printemps des Arts» à la Abdellia à La Marsa. Au moment des faits, Ansar Al-Chariâ, venait de recevoir l’onction du numéro un d’Al-Qaïda Ayman al-Zawahiri, ainsi que la bénédiction de l’influent idéologue djihadiste mauritanien Abou al-Moundhir al-Shiniqiti, lequel a émis une fatwa autorisant les musulmans à s’engager dans le djihad aux côtés d’Abou Iyadh au sein d’Ansar Al-Chariâ. Mais au lieu de se décider à mettre fin à la terreur exercée par l’organisation salafiste, le gouvernement dominé par le parti islamiste Ennahdha a préféré profiter de l’incident pour blâmer les artistes qui seraient responsables du déclenchement de la confrontation, et – de manière surréaliste – les membres de l’ancien régime ainsi que les réseaux de contrebande d’alcool.
Ce n’est que la pression exercée par la diplomatie américaine, et par l’opinion publique tunisienne désormais moins ignorante du rôle d’Abou Iyadh, que le gouvernement a décidé de mener, à contrecœur, une offensive contre Ansar Al-Chariâ, tandis que des pages Facebook liées à l’organisation djihadiste ont promis au ministre de l’Intérieur Ali Lârayedh une guerre sans merci si jamais il tentait de procéder à l’arrestation d’Abou Iyadh. Alors que le combat contre Ansar Al-Chariâ s’annonce plus rude et sanglant que jamais, on ne peut aujourd’hui que regretter l’angélisme passé de la diplomatie américaine qui a soutenu l’ascension des islamistes prétendument modérés d’Ennahdha sans exiger de garanties s’agissant d’Ansar Al-Chariâ, dont le leader au passé terroriste était bien connu des services américains. Ces derniers avaient même découvert que, durant sa détention entre 2003 et 2011 en Tunisie, Abou Iyadh avait livré des informations à Ben Ali concernant ses anciens compagnons djihadistes.
Un salafiste tunisien brandit le portrait de Zawahiri devant l'ambassade US à Tunis.
Nul, en effet, ne pouvait ignorer l’amplitude du danger que constituaient, d’une part, la remise en liberté d’Abou Iyadh en 2011 et, d’autre part, la passivité de l’Etat tunisien à l’occasion des violences qu’Ansar Al-Chariâ a perpétrées au cours des deux dernières années. Alors, au moment où nous écrivons, que la police traque le leader djihadiste, il est légitime de craindre qu’il ne soit trop tard et de redouter les sombres perspectives qu’a ouvertes l’attaque du 14 septembre. En effet, il serait malhonnête de nier que l’invasion de l’ambassade des Etats-Unis constitue un tournant majeur dans la Tunisie post-révolutionnaire et que cet incident risquerait d’avoir des retombées quasiment fatales pour l’économie, la diplomatie et le tourisme tunisiens.
*Habib M. Sayah est directeur de l’Institut Kheireddine. Juriste spécialisé dans les questions internationales, il est également analyste pour l’Atlas Economic Research Foundation. Il a contribué en 2006 à la création de la revue d’analyse — initialement clandestine — ‘‘La Voix des Tunisiens’’. En 2011, il a participé à la création du collectif El Mouwaten et a été candidat aux élections de l’Assemblée constituante avec la liste Sawt Mostakel.
Source : ‘‘La Tribune d’Amérique’’.
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