Dans cette première partie de son article, l'auteur passe en revue les déséquilibres des pouvoirs et leurs conséquences ur la construction de l'Etat et de la société en Tunisie depuis l'indépendance.
Par Ahmed Ben Mustapha*
L'échéance du 23 octobre a été finalement vécue par la plupart des Tunisiens non pas comme un évènement majeur dans l'histoire du pays marquant le début d'une transition démocratique mais comme une date fatidique propice à toutes les dérives en raison du climat politique tendu que vit la Tunisie.
Cette tension persistante et ce sentiment de malaise sont essentiellement dus à la recrudescence des problèmes économiques et sociaux et aux débordements sécuritaire ainsi que l'apparition de nouveaux défis et les divergences parfois profondes qui divisent la classe politique tunisienne sur de nombreux dossiers importants.
Déséquilibre patent entre l'exécutif et le législatif
Cette situation s'est traduite par un contexte de crise proche de l'immobilisme politique rendant difficile l'aboutissement à un consensus sur un système de gouvernement et un calendrier précis pour l'achèvement de l'élaboration de la constitution et l'organisation des élections censées aboutir à la mise en place des institutions de la seconde république.
L'objectif de cette contribution est de tenter d'apporter un éclairage sur une des caractéristiques de la scène politique en Tunisie qui explique les difficultés entravant la transition démocratique et générant un sentiment de frustration et même de désillusion chez nombre de Tunisiens, sans compter l'inquiétude des milieux économiques, des investisseurs locaux et étrangers ainsi que des partenaires extérieurs de la Tunisie.
Les uns craignent pour leur liberté retrouvée...
Cette caractéristique, qui distingue la vie politique depuis l'indépendance, est l'absence d'équilibre entre les pouvoirs présidentiel exécutif et législatif et ses répercussions négatives sur la marche des affaires du pays et des rouages de l'Etat.
Après la révolution, ce déséquilibre des pouvoirs a pour la première fois basculé en faveur de la présidence du gouvernement dominée par le courant politique d'inspiration religieuse, Ennahdha, qui exerce un rôle essentiel au sein de la coalition gouvernementale.
Clivage profond entre modernistes et conservateurs
En outre, le paysage politique tunisien a connu une transformation radicale qui se manifeste par un clivage et des divergences profondes entre les courants politiques modernistes et les courants politiques conservateurs sur les grands choix, et notamment le modèle de société, le modèle de développement et le régime politique de la seconde république.
Au moment où l'Assemblée nationale constituante (Anc) entame les débats sur le projet de constitution et au regard des récents compromis annoncés par la «troïka» notamment sur le système de gouvernement semi-présidentiel qui serait retenu dans la future constitution, il m'a semblé utile d'esquisser ce rappel historique sur l'évolution du régime politique en Tunisie depuis l'indépendance notamment pour ce qui a trait à la répartition des pouvoirs et d'en tirer les conclusions et les enseignements qui s'imposent pour le présent et l'avenir.
La principale conclusion qui se dégage de ce diagnostic est l'impérative nécessité d'activer la mise en place d'un régime politique basé sur une répartition équilibrée des pouvoirs car le déséquilibre au sommet de l'Etat a engendré le pouvoir absolu qui a empéché l'édification de la démocratie et hypothéqué le développement politique économique et social de la Tunisie; mais cette condition, quoique nécessaire n'est pas suffisante pour garantir la réussite de la transition démocratique compte tenu de la métamorphose totale du paysage politique de la Tunisie post révolutionnaire.
D'autres croient devoir défendre laprimauté de la religion.
Conséquences de l'absence d'équilibre entre les pouvoirs
L'un des principaux maux dont a souffert la Tunisie depuis son indépendance a été de confier son destin à un président de la république doté de pouvoirs exorbitants comparés à ceux du Premier ministre du gouvernement et du pouvoir législatif.
Certes, la constitution de 1959 a pourvu le Premier ministre de prérogatives réelles mais le centre du pouvoir a toujours été en Tunisie détenu jusqu'à la révolution par la présidence de la république, notamment après les amendements successifs de la constitution et particulièrement celles introduites sous la dictature de Ben Ali.
Sous l'ère du président Bourguiba, le régime présidentiel a relativement bien fonctionné durant les deux premières décennies car la Tunisie avait alors grandement besoin d'un pouvoir fort pour la mise en œuvre de réformes fondamentales sur des questions parfois conflictuelles telles que le statut de la femme, la généralisation de l'éducation ainsi que les grands choix économiques et sociaux. Ainsi, ce choix a été relativement bénéfique durant les deux premières décennies, car il a permis au président Bourguiba d'initier, dans un contexte de stabilité et de sécurité, les grands choix de société ainsi que les réformes indispensables au développement et à la modernisation de la Tunisie.
Mais ce mode de gouvernement fortement imprégné de la personnalité et du charisme du président Bourguiba est devenu un handicap majeur notamment après la présidence à vie qui lui a été octroyée à tort à une étape cruciale de l'histoire de notre pays. En effet, c'est à ce moment là que la Tunisie a raté son tournant démocratique alors qu'elle était outillée pour la mise en place des fondements d'une démocratie institutionnelle basée sur des institutions élues de manière transparente et une répartition équilibrée des pouvoirs. Au lieu de cela nous avons eu droit à une personnalisation excessive du pouvoir qui s'est transformée peu-à-peu en pouvoir absolu échappant à toute forme de contrôle et manipulé de plus en plus par l'entourage présidentiel alors que la santé déclinante du président ne lui permettait plus l'exercice effectif du pouvoir et le contrôle réel des décisions qui lui étaient attribuées.
La troïka ou l'unité affichée.
Sous l'empire de la dictature, ce pouvoir absolu s'est consolidé du fait des réformes constitutionnelles qui ont affaibli les prérogatives du Premier ministre et accentué le contrôle présidentiel sur tous les rouages de l'Etat et les autres organes du pouvoir pouvant tenir lieu de contre-pouvoirs sans compter l'absence d'un pouvoir législatif réel, d'une justice et d'une presse indépendantes.
Plus grave, la crédibilité et le prestige de la fonction présidentielle ont été de plus en plus entachés par les pratiques mafieuses du président déchu et de la famille présidentielle; ce qui a fini par hypotéquer l'image du pays et de l'institution de la présidence laquelle s'est gravement dégradée à l'intérieur et à l'extérieur, alors que le président de la république était censé être le symbole de l'Etat et le gardien vigilant des valeurs de la république.
Déplacement du centre du pouvoir vers la primature
Après la révolution, le centre du vrai pouvoir s'est pour la première fois déplacé de la présidence de la république vers le premier ministère; toutefois ce glissement des pouvoirs, associé au gel de la constitution et des institutions parlementaires, a accru la concentration du pouvoir aux mains du Premier ministre durant la période transitoire.
Toutefois, le Haute instance pour la réalisation des objectifs de la révolution (Hiror) a joué un rôle non négligeable dans la marche du pays en mettant à contribution les potentialités de la société civile, de la classe intellectuelle universitaire et culturelle au service des aspirations du peuple tunisien.
En outre la liberté de presse, qui a été l'un des principaux acquis de la Tunisie post révolutionnaire, a permis pour la première fois aux médias, aux intellectuels, aux hommes politiques tunisiens engagés dans la lutte contre la dictature de jouer le rôle modérateur de l'opposition et du contre-pouvoir.
Ce faisant, la Tunisie a pour la première fois connu une vie politique intense marquée par le retour des exilés politiques, la légalisation de nombreux partis dont celui d'inspiration religieuse (Ennahdha), qui s'est rapidement imposé comme l'un des principaux acteurs de la scène politique tunisienne.
Celle-ci a connu une métamorphose totale après la révolution par la réapparition des clivages sur les problèmes identitaires ainsi que les divergences sur les priorités et les questions fondamentales qui divisent les courants politiques et idéologiques reflétant les multiples et diverses sensibilités de la société tunisienne.
Un vrai dialogue national s'est ainsi instauré générant une sorte de consensus quant à la nécessité de mettre en place de nouvelles institutions susceptibles de favoriser l'émergence d'une vraie démocratie en Tunisie. Et c'est ainsi que fut prise l'option stratégique de rompre définitivement avec l'ancien régime par l'organisation des élections de la constituante, prélude à la mise en place de nouvelles institutions et l'élaboration d'une nouvelle constitution. Mais ce choix s'est imposé contre la volonté d'une partie de l'opposition et notamment celle de l'ancien Parti socialiste progressiste (Psp) devenu Parti démocratique progressiste (Pdp) puis Parti républicain, qui militait pour l'organisation de nouvelles élections législatives et présidentielles sur la base de la constitution de 1959 après l'avoir amendée et expurgée des réformes abusives introduites par la dictature.
La troïka cache un quatuor
Ces divergences, qui sont apparues notamment au sein de l'opposition dite laique et démocratique, se sont également aggravées par leur opposition sur la dissolution du parti de l'ancien président déchu et l'exclusion de ses anciens membres et partisans de la vie politique, étant signalé que ces questions litigieuses demeurent toujours au centre du débat politique en Tunisie. Il convient de souligner que ces divergences ont contribué à affaiblir les partis de l'opposition dite démocratique qui se sont présentés aux urnes en rangs dispersés affichant leurs querelles et leur rivalités alors qu'ils étaient censés défendre le même modèle de société face au parti nahdha.
La création de l'Instance supéreiure indépendante des élections (Isie) et le succès des élections de la constituante ont été incontestablement les principaux acquis de cette première phase transitoire couronnée pour la première fois en Tunisie par le transfert organisé du pouvoir à l'issue d'élections libres et démocratiques.
A suivre...
*Ancien ambassadeur.