La Tunisie, qui a hérité d'une certaine expérience de l'Etat, a veillé, même au lendemain de la révolution, à préserver le consensus nécessaire à la continuité de l'Etat. Or, celle-ci semble aujourd'hui la cible de certaines forces.
Par Mohsen Dridi*
Depuis deux ans maintenant, la Tunisie connaît une authentique révolution, n'en déplaise à ceux, peu nombreux à vrai dire, qui continuent d'en douter et qui se complaisent dans les théories du «complot».
Cette révolution a pris naissance le 17 décembre 2010(1) avec l'insurrection populaire qui a renvoyé le dictateur et ouvert la voie, du même coup, à un processus de transformations sur tous les plans (politique, institutionnel, social, économique, culturel...). Cette révolution avait et chacun s'accorde à le dire un caractère fondamentalement démocratique et social.
Evidemment, cela ne pouvait que commencer par des transformations au plan politique, lequel doit, en principe, ouvrir la voie aux transformations dans les autres domaines. Chacun de ceux-ci ayant, évidemment, des temps et des rythmes différents.
Consensus et continuité de l'Etat
Et, de fait, nous avons assisté, après le 14 janvier 2011, à la mise en œuvre d'un processus de transition politique qui doit, en principe, se clore par des élections générales (présidentielle, législatives, locales...) pour donner, enfin, au pays des institutions démocratiques stables et fonctionnelles. Un processus qui doit, en principe, nous mener à l'instauration d'un Etat de droit.
Jusque-là pas de problèmes, car il y avait consensus entres toutes les forces vives (ou presque) du pays regroupées au sein de la fameuse Haute instance pour la réalisation des objectifs de la révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique (Hiror). Les élections intermédiaires d'octobre 2011 en étaient le résultat le plus tangible et l'Assemblée nationale constituante (Anc), quant à elle, devait, dès son élection, se consacrer, principalement, à la rédaction de la nouvelle constitution et la mise en œuvre des instances de transition, une loi électorale et un calendrier jusqu'aux élections générales.
C'est donc surtout le consensus qui a prévalu au sein de cette instance qui a permis d'arriver à bon port, c'est-à-dire aux élections intermédiaires d'octobre 2011.
En un mot on peut presque dire que l'intelligence de la révolution tunisienne, la sagesse et un certain esprit de responsabilité des acteurs qui ont eu à gérer cette phase délicate, est d'avoir pu, à chaque fois, par expérimentation et de manière pragmatique et surtout sans que le pays en souffre outre mesure, franchir les étapes en passant de la légitimité de la mobilisation de rue (Kasbah I et II) à la légitimité institutionnelle et donc à une certaine légalité. Cette légitimité procède d'un contrat politique (électoral) et surtout d'un contrat moral, avec les électeurs certes et au-delà avec le pays tout entier. Tels sont les termes, au fond, de ce contrat issus des urnes. Pas moins, mais pas plus!(2)
Pour une transition pacifique
Cette intelligence et cette sagesse s'expliquent en grande partie par un souci évident de garder à cette phase de transition un caractère relativement pacifique et de tout faire pour maintenir une certaine continuité de l'Etat dont chacun avait conscience qu'elle pouvait garantir la paix civile.
Ce principe de continuité de l'Etat qui n'est pas une nouveauté pour la Tunisie trouve en fait ses racines dans l'histoire du pays. «La Tunisie a déjà connu, au temps de Carthage, une certaine expérience de l'Etat et de l'organisation structurée et hiérarchisée de la vie de la cité. Elle s'est également distinguée au cours des 18e et 19e siècles par une volonté de modernisation des principales fonctions de l'Etat (l'armée, l'administration, l'état civil, les finances, la réorganisation des municipalités et l'introduction de certains services publics) entraînant ainsi une véritable sécularisation de l'Etat civil. L'Etat tunisien né en 1956 et l'administration qui furent alors mis en place sont le produit d'un long processus commencé au cours des siècles précédents. Bourguiba et le Néo-Destour, s'inspirant de l'esprit du mouvement réformiste avaient permis l'introduction et la généralisation, dès l'indépendance, d'importantes réformes en matière de scolarisation, de santé, de sécurité sociale, du statut personnel... il y a eu la mise en place progressive d'un service public qui a touché les grands domaines qui a permis une certaine généralisation des prestations en matière d'éducation, de santé, de transports, de cultures, de distribution du courrier, d'énergie...»(3).
Même si la révolution a, dans le même temps, rendu nécessaire et inévitable la dissolution de la précédente chambre des députés ainsi que celle des «représentants», si elle a décidé d'abolir la constitution de 1959 ainsi que certaines lois scélérates en raison de leur caractère liberticide, si elle a donné naissance à l'Instance supérieure indépendante des élections (Isie) – une institution d'un nouveau genre pour mener à bien le processus électoral de 2011 –..., tout a été fait, me semble-t-il, avec ce souci constant, consensus aidant, de respecter le principe de continuité de l'Etat.
Et ce principe a été constaté dans de nombreux domaines. Faut-il rappeler, par exemple, le rôle essentiel joué par les différentes administrations lesquelles ont réussi à maintenir un fonctionnement quasi normal des principaux services publics (électricité, eau, hôpitaux, les postes et télécommunications, les organismes de protection sociale...), et cela alors même que la révolte battait son plein.
Et l'armée, qui ne fut pas en reste, a joué, comme chacun le sait, un rôle décisif en refusant notamment l'usage de la répression contre les insurgés et, qui plus est, en assurant un travail de sécurisation tout autant extérieure qu'intérieure (soutien logistique lors de l'examen du baccalauréat, la sécurité et le soutien logistique lors des élections...). C'est aussi cela la continuité de l'Etat.
Or c'est justement ce principe de continuité de l'Etat qui semble depuis quelques temps être la cible de certaines forces dans le pays – dont certaines détiennent même les leviers de l'appareil d'Etat – et manifestement avec la bienveillance et le soutien de pays étrangers.
A suivre...
*- Militant associatif tunisien à Paris.
Notes :
1- Même si l'on considère que l'élément déclenchant de l'insurrection a été l'immolation de Mohamed Bouazizi, il nous faut remonter en réalité à la révolte du bassin minier de 2008-2009 suivi en cela par d'autres luttes sociales dans d'autres régions ou secteurs (Ben-Guerdane en août 2010, l'Uget...) pour en retrouver les prémices.
2- En passant à l'étape de la légitimité institutionnelle, nous avons fait, incontestablement, un saut qualitatif qu'il nous faut assumer. Que l'on soit de la majorité ou de la minorité, cela nous engage tous, représentés ou pas au sein de l'Anc, ayant voté ou pas en octobre 2011. Nous avons ainsi admis que, dorénavant, ce sera au droit de dire ce qui est légal et ce qui ne l'est pas. Encore faut-il, cependant, avoir les instruments qui fondent et appliquent ce droit. Or, et à ce jour, c'est loin d'être le cas et nous en sommes donc réduit à une seule instance ayant une légitimité certaine, l'Anc. Or on ne peut pas être à la fois juge et partie.
3- «Pour la défense et la généralisation du service public».