La Tunisie a besoin aujourd'hui du rétablissement de la sécurité et du monopole de l'État en matière d'ordre public, et d'une feuille de route claire concernant les élections afin de rassurer tout le monde sur la transition pacifique du pouvoir.
Par Ali Guidara*
Le coup de Jarnac initié par l'ex-chef du gouvernement tunisien Hamadi Jebali semble porter ses fruits, au profit attendu du parti islamiste Ennahdha et de ses partenaires réduits à l'état d'ombres acquiesçantes, dans un temps révolu dits de gauche. La troïka «réformée» a donc survécu, et l'illégitimité durable est devenue réalité.
État des lieux : État agonisant, pays meurtri
En effet, alors que beaucoup s'attendaient à la chute d'un pouvoir illégitime et très chancelant depuis l'assassinat du militant Chokri Belaid, l'effondrement n'a pas eu lieu et la clique au pouvoir consolide sa mainmise sur les rouages de l'État. Après cette crise, les choses ont repris leur cours tranquille: le pouvoir islamiste nomme un nouveau chef de gouvernement, illégitime bien sûr, qui présente ses lettres de créance à un non moins illégitime président provisoire, et finit par obtenir ─ par paresse ou lassitude? – un vote majoritaire de confiance d'une Assemblée constituante, illégitime elle aussi depuis le 23 octobre 2012, complètement amorphe lorsqu'il s'agit de jouer son rôle et de s'occuper des vrais enjeux pour lesquels elle a été élue.
Une nouvelle dictature est désormais en voie d'installation, et a même commencé à sévir en emprisonnant des voix libres qui dénoncent les malversations du pouvoir corrompu en place et en lâchant dans la nature ses criminels pour mieux semer le chaos.
Entretemps, l'État et ses institutions agonisent. Le pays, vassalisé depuis quelque temps déjà, est sous perfusion et perd tous les jours un peu de sa capacité de survie. Il pourrait même tomber sous tutelle si les choses continuent ainsi. Il suffit de voir la dégringolade de la note souveraine du pays pour craindre le pire. Les gouvernants, eux, gèrent leur échec retentissant et leurs frustrations en répétant à qui veut les entendre et les croire encore, que la situation est stable et que tout baigne dans l'huile, mais qu'on ne les laisse pas gouverner, eux qui ne se sont pas gênés pour mettre le pays en coupe réglée. Ils pensent sans doute qu'il suffit de gérer un État à la petite semaine, comme une épicerie de quartier, pour que les choses aillent bien.
Dans cette entreprise de liquidation de l'État ou de ce qui en reste, le «nouveau» ancien gouvernement veut même ignorer certains acquis du pays et instille le doute sur son indépendance historique, pourtant chèrement acquise par la lutte et par des démarches politiques et stratégiques finement élaborées. Une indépendance qui a permis aux mêmes de s'instruire et de se soigner, et qui veulent maintenant réinventer la mémoire collective des Tunisiens.
Entretemps, la scène politique sombre de plus en plus dans la médiocrité, le mensonge, l'improvisation, le populisme de bas étage, la violence verbale même au sommet de l'État, et surtout le radotage stérile de sujets inutiles, hors du temps et sans aucun intérêt pour les enjeux actuels et les attentes d'une société blessée par des décennies de dictature et meurtrie par une escroquerie historique post-électorale. Les sauveurs espérés se sont révélés de véritables fossoyeurs de l'État et de ses institutions.
Il est impératif d'organiser le plus tôt possible des élections libres et transparentes, sous contrôle international, afin de redonner espoir à la population, rassurer nos partenaires et commencer la restauration de l'État tunisien. En attendant,
il faut mettre en garde toute entité nationale ou internationale qui traite avec ce pouvoir illégitime contre l'hostilité à laquelle elle pourrait faire bientôt face de la part d'une large frange de la population, et qui pourrait déboucher sur la renégociation ou l'annulation de tout arrangement suspect signé avec ce pouvoir, une fois que le processus démocratique aura repris ses droits et qu'un Etat digne de ce nom sera enfin aux commandes.
Rétablir l'État comme priorité
Bien que la tâche qui attend le prochain pouvoir soit colossale, il sera nécessaire, comme première priorité, de rétablir l'État en restaurant son rôle fondamental et ses attributs. Aucun pays ne peut survivre sans État digne de ce nom.
L'urgence s'exprimera certainement sur beaucoup d'aspects, mais une priorité s'impose d'elle-même : le rétablissement de la sécurité et du monopole de l'État en matière d'ordre public, ce qui aura pour résultat de rétablir la confiance des citoyens, la stabilité du pays et le redémarrage économique. Il faudra sans tarder mener en profondeur un audit des institutions et de leurs rôles, et mettre en place de véritables mécanismes de gestion, de contrôle et de reddition de comptes, et mener une révision des décisions antérieures jugées biaisées ou injustifiées.
De plus, et en tant que suite à ce processus de restauration de l'Etat, il faudra nécessairement mettre en place très rapidement une feuille de route claire concernant les élections suivantes afin de rassurer tout le monde sur la transition pacifique du pouvoir et signaler enfin qu'en politique, être au pouvoir, c'est aussi se préparer à le quitter par la volonté du peuple à la fin de son mandat, sauf en cas de réélection. Il faut à tout prix en finir avec le «complexe du gouvernant», qui fait du pouvoir son butin de guerre.
* Conseiller scientifique, chercheur en relations internationales