Les Etats-Unis semblent avoir donné à leurs alliés du Golfe, notamment le Qatar, toute latitude pour régenter le monde arabe. La Tunisie, où règne les islamistes d'Ennahdha, peut être considérée comme leur 1er banc d'essai.
Par Abderrahman Jerraya*
Bien que les Tunisiens dans leur immense majorité aient des origines diverses, ils se considèrent avant tout comme des arabo-musulmans. A ce titre, ils nourrissent à l'égard des peuples du Proche-Orient un sentiment de filiation empreint à la fois de solidarité, d'affection et... de compassion.
Déjà en 1948, lors de la 1ère guerre qui opposa Arabes et Sionistes, des Tunisiens s'étaient portés volontaires, et à titre individuel, au secours des Palestiniens. Par la suite, et à l'occasion des guerres israélo-arabes qui ont ensanglanté la région, ils n'ont jamais caché leurs sentiments. A telle enseigne qu'en 1967, suite à la déroute des armées arabes, ils portèrent leur colère et leur hargne sur les juifs tunisiens dont certains ont vu leurs biens saccagés, au cours de manifestations populaires très violentes. Aujourd'hui, la situation continue à être tendue. Pas seulement parce que le processus de paix entre Palestiniens et Israéliens est en panne mais aussi en raison d'autres événements aussi dramatiques les uns que les autres.
Ainsi la zone du Proche Orient et par ricochet celle du Maghreb sont devenues le lieu de prédilection de l'instabilité politique, des tensions sociales, des conflits armés, voire des attentats terroristes à répétition. Là s'affrontent, s'entrechoquent des intérêts et des ambitions, se font et se défont des alliances dont les enjeux sont notamment : i) le non règlement du conflit israélo-arabe, ii) l'alternative à la dictature et aux régimes déchus et iii) le modèle de société à mettre en place.
1ère conférence internationale des Amis de la Syrie organisée à Tunis le 24 février 2012, à l'instigation (et avec le financement) du Qatar.
1- Le non règlement du conflit israélo-arabe
Chassés de leurs terres en 1948, les Palestiniens ont longtemps entretenu l'espoir de récupérer la partie perdue de leur pays, en comptant sur l'appui militaire des pays arabes voisins. Peine perdue! Il y a eu certes la guerre de 1967, mais elle s'était soldée par un désastre avec pour conséquence entre autres, l'occupation par Israël de nouveaux territoires: la Cisjordanie y compris Jérusalem, le Golan et le Sinaï.
Suite à la guerre d'octobre 1973 et des négociations laborieuses entre Egyptiens et Israéliens, sous l'égide des Américains, le Sinaï fut rétrocédé à l'Egypte qui a signé en contre-partie, un traité de normalisation de ses relations avec Israël (lequel n'a pas été dénoncé par le gouvernement islamiste issu des élections libres organisées après la chute de Moubarak).
Cet accord de paix a divisé le monde arabe en 2 camps : celui qui reconnaissait l'existence d'Israël dans ses frontières de 1967 et celui du ''Front du refus'' avec à sa tête la Syrie et l'Irak qui entendaient poursuivre le combat. Mais la solidarité entre ces 2 pays fut cependant de courte durée. Elle n'a pas résisté à la 1ère épreuve qui fut la guerre du Golfe de 1991, la Syrie s'étant engagée du côté de la coalition (conduite par les Américains) pour chasser les Irakiens du Koweït que ces derniers ont envahi quelques mois plus tôt.
On peut dire que cette guerre a sonné le glas de l'unité du monde arabe. Mais d'un autre côté, elle a permis de déclencher un processus de paix à travers des négociations directes entre Palestiniens et Israéliens. Lequel n'a satisfait que partiellement les premiers, dans la mesure où ils n'ont obtenu que la mise en place d'une autorité palestinienne aux prérogatives très limitées en Cisjordanie et dans la bande Gaza alors qu'ils ont fait une concession de taille à la partie adverse, la reconnaissance de l'Etat d'Israël. Quant à l'Irak, il s'était sorti de cette guerre qu'il a voulue, très affaibli, ruiné d'autant qu'il devait subir les effets néfastes d'un embargo international aussi stupide qu'injuste infligé à la population irakienne.
Mais le vrai tournant des relations en dents de scie entre Monde arabe et USA fut sans doute l'opération menée sur le sol américain le 11 septembre 2001 par un commando suicide, causant la destruction des 2 tours jumelles de New York et la mort de quelques 3.000 personnes. Humiliés, les Américains ont cherché à punir d'abord les commanditaires de cette opération, en envahissant l'Afghanistan, étant le repaire d'Al-Qaïda. Puis l'Irak en 2003 avec le soutien logistique de certains pays du Golfe, sous le prétexte fallacieux qu'il abritait des armes de destruction massive, avec les conséquences que l'on sait pour l'unité et la sécurité du peuple irakien. Et pas seulement.
Les Palestiniens ont dû en pâtir aussi. Non seulement, la reconnaissance de leur Etat fut reportée aux calendes grecques, mais ils ont dû subir également à maintes reprises et dans l'impunité totale, les représailles aussi meurtrières que dévastatrices de l'armée israélienne. Sans parler de l'islam dont l'image en a été affectée, ternie, écornée, étant assimilée, aux yeux de l'opinion publique internationale, à une religion pratiquant la violence et le terrorisme comme moyen d'expression.
2- Alternative à la dictature et aux régimes déchus
Stimulé par le souffle de liberté parti de la Tunisie, le peuple syrien s'était lui aussi soulevé. Mais le régime en place n'a pas jeté l'éponge. Bien au contraire, il a résisté et fait appel à l'armée pour essayer de mâter les insurgés.
Très vite, cet affrontement a pris une autre tournure, une autre dimension. Des puissances étrangères s'y sont mêlées, usant, soi-disant, du droit d'ingérence humanitaire. Certaines comme la Tunisie de la troïka, l'émir de Qatar, la Turquie d'Erdogan et les USA ont pris le parti de la rébellion. D'autres se sont rangés du côté du régime en place comme la Russie de Poutine et la Chine.
Pour les alliés des insurgés, les mobiles qui ont motivé leur intervention peuvent varier d'un pays à l'autre. Pour les Américains, ils ne doivent pas être mécontents d'assister à la contestation du régime syrien, fût-elle violente. Ils le considèrent comme le seul obstacle à leurs efforts de paix au Proche-Orient d'une part et l'allié stratégique de l'Iran des mollahs d'autre part, un pays qui n'a de cesse de les défier et les braver.
Il en va de même des Israéliens qui doivent se frotter les mains de voir le potentiel militaire de leur ennemi juré, se défaire et l'unité de ce pays menacée d'implosion.
Si pour la Turquie, il doit y avoir des problèmes de voisinage qu'elle aimerait résoudre avec un partenaire plus conciliant que Bachar Al-Assad, on voit mal, en revanche, que viennent faire dans cette galère le Qatar et encore moins la Tunisie, conflit qui, manifestement les dépasse, étant devenu un enjeu entre grandes puissances.
L'on sait que Qatar a joué un rôle de 1er plan dans le renversement du régime dictatorial de Kadhafi. Est-ce cette quête de liberté qui le pousse à intervenir du côté des insurgés? Rien n'est moins sûr. A voir le soutien multiforme qu'il apporte à la rébellion à travers le recrutement de mercenaires étrangers, notamment des Tunisiens convertis au jihad, on est plutôt enclin à penser qu'il viserait surtout à abattre un régime peu commode pour le faire remplacer par un autre qui lui soit très proche idéologiquement. Cela fait partie d'une stratégie globale dont l'objectif serait de consolider des régimes à tendance wahhabite afin, croit-il, de pérenniser le sien.
C'est dans ce sens qu'on peut expliquer l'appui que le Qatar fournit au gouvernement de la troïka dominé par Ennahdha. Ce dernier a dû en contrepartie, laisser partir, à travers des réseaux d'une moralité douteuse, moyennant monnaie sonnante et trébuchante, de jeunes Tunisiens pour la Syrie (6.000 selon certaines sources) après avoir subi au préalable un lavage de cerveau par des prédicateurs extrémistes. Ce travail d'endoctrinement est si bien fait que les concernés deviennent méconnaissables de l'aveu de leurs propres familles tant au plan du comportement que celui du vivre ensemble. Les propos recueillis sur un plateau de TV d'un jihadiste tunisien de retour de Syrie en disent long sur le chemin parcouru.
Comme ils faisaient froid au dos, s'agissant rien de moins que d'une guerre sainte menée contre un régime soi-disant d'apostats. Ce jeune converti au jihad aurait fait la même chose si d'aventure, la Tunisie était dirigée par un gouvernement de même obédience idéologique que celui d'Al-Assad! Si on y ajoutait les menaces pour le moins choquantes proférées par le président provisoire de la république à l'égard des modernistes, les Tunisiens seraient en droit d'en être inquiets. Ils savent dorénavant à quoi s'en tenir. Le régime théocratique ou le chaos!
Le président Marzouki très actif sur le front "wahhabite" contre le régime pro-iranien syrien.
3- Modèle de société à mettre en place
Un régime absolu, sans partage associant religion et politique n'est toutefois concevable que dans une société imprégnée de wahhabisme dont un des principes est la soumission totale à l'ordre établi. C'est pourquoi, il fallait d'abord remettre en question les fondements modernistes de la société tunisienne, œuvre de plusieurs générations successives de réformateurs depuis Khair-Eddine Pacha, au 19e siècle.
C'est la mission que s'était fixé le président d'Ennahdha à son parti et à ses acolytes telle qu'explicitée dans la fameuse vidéo fuitée. Il ne s'agissait de rien de moins que de ré-islamiser la société tunisienne.
A cette fin, toute une stratégie a été mise en branle au service de laquelle ont été mises à contribution des associations hétéroclites, venues de divers horizons : certaines sont à vocation caritative, d'autres ayant pour référent le salafisme jihadiste, enfin d'autres s'arrogeant le droit de protéger la révolution (Les fameuses LPR).
Cette stratégie comporte plusieurs volets: i) main basse sur les leviers de l'Etat et l'Ugtt; ii) actions d'intimidation envers les femmes à tenue vestimentaire légère, saccage de certains locaux de vente de boissons alcoolisées, de galeries d'arts, profanation de mausolées et de l'emblème national, mitigation d'évènements historiques faisant partie de la mémoire collective, iii) perturbation voire empêchement de meetings organisés par l'opposition, iv) violences verbales et physiques et menaces de mort à l'encontre de personnes ayant un profil particulier (artistes, journalistes, écrivains, adversaires politiques...) allant jusqu'au meurtre par lynchage et assassinat.
Mais le clou de cette stratégie réside sans doute dans l'embrigadement et l'endoctrinement de jeunes dans les mosquées, dans l'espace public, de manière à les détourner de tout ce qui peut être assimilé au progrès, aux avancées de l'humanité en matière de connaissances et de technologie (certains d'entre eux ne disent-ils pas que TV et radios sont «haram», interdits?).
La femme, autre cible privilégiée, n'est pas en reste. Son rôle doit principalement se limiter au foyer, à procréer et élever des enfants. Bref être le «complément» de l'homme.
Voilà le message, les gestes et faits affichés par ces mouvances plus ou moins protégées par Ennahdha. Sans parler des preuves d'incapacité et d'incurie dont a fait preuve ce dernier pour trouver solutions aux problèmes auxquels sont confrontés, au quotidien, les Tunisiens: précarité persistante, chômage en hausse et envolée des prix de produits de 1ère nécessité.
De ce qui précède, que peut-on conclure? Tout un faisceau d'indicateurs laisse créditer la thèse selon laquelle les pays dits du printemps arabe s'acheminent (s'ils ne le sont déjà) vers la mise en place de systèmes politiques à référence religieuse, s'inspirant de ceux en vigueur dans les royaumes de la péninsule arabique. Ces derniers, avec l'effondrement des régimes dictatoriaux irakien, libyen et bientôt syrien, vont avoir, bien évidemment, en concertation avec leur puissant allié, toute latitude à régenter la région. La Tunisie qui peut être considérée comme leur 1er banc d'essai, n'a pas fait preuve de réussite, loin s'en faut! Eu égard aux aspirations et attentes des Tunisiens, depuis que le parti Ennahdha est aux commandes.
* Universitaire.
Illustration: Rached Ghannouchi accueille à l'aéroport de Tunis-carthage Youcef Al-Qaradhaoui, le prédicateur va-t-en-guerre en Syrie et conseiller de l'émir du Qatar, sous-traitant de la guerre anti-Bachar Al-Assad pour le compte des Etats-Unis et d'Israël.