Traduction d'un article sur le 2e avant-projet de Constitution rédigé en arabe par Yadh Ben Achour, docteur en droit et professeur émérite de la Faculté des sciences juridiques et politiques (Tunis II) et expert en droit constitutionnel, et publié par ''Al-Maghreb'' (26 mars 2013).
Par Yadh Ben Achour
La vérité historique démontre très clairement que la Révolution tunisienne est une révolution civile, non religieuse, démocratique, pluraliste et civile, fondée le concept moderne des droits de l'homme, de l'Etat de droit et de la liberté.
L'avant- projet de la constitution a-t-il atteint ces objectifs?
I- Le caractère civil de l'Etat :
Le terme de «Etat civil» est évoqué dans le deuxième paragraphe du Préambule dans les termes suivants: «Pour édifier un régime républicain, démocratique et participatif dans lequel l'Etat est civil...». Ce caractère «civil» doit être compris dans le sens moderne du terme, selon l'esprit de la Révolution qui présuppose la séparation de la religion de la politique et de la législation et non selon sa définition traditionnelle d'après laquelle l'islam constitue en lui-même un Etat civil. Il n'est point permis de confondre les deux définitions ni de jouer sur les mots! Le terme «Etat civil» veut dire un Etat non religieux, sans plus.
Mais ce caractère civil n'est pas garanti dans le texte de la Constitution, puisque dans le premier article de l'avant-projet, il est stipulé: «La Tunisie est un Etat libre, indépendant, souverain, l'islam est sa religion, l'arabe sa langue et la République son régime».
Ainsi, deux questions se posent:
1) Pourquoi s'est-on contenté du premier article tel qu'il existait dans la Constitution de 1959, sans aucun ajout, comme s'il n'y avait eu aucune évolution depuis 1959? Dans ce texte qu'a-ton fait du principe qu'a exigé haut et fort la Révolution et qui est le caractère civil de l'Etat?
Dans ce sens, nous rappelons que les slogans de la Révolution n'ont pas été de caractère religieux. Le message de la Révolution était purement politique et ceci impose un Etat temporel, quand bien même on considérait que l'islam est une religion de la grande majorité de la société, comme il est précisé dans le premier article.
2) Comment justifier ce qui se trouve dans l'article 148 : «Aucune révision de la Constitution ne doit porter atteinte:
- à l'islam en tant que religion de l'Etat;
- au caractère civil de ce dernier».
Cet article soulève de dangereux problèmes car il comporte au moins deux contradictions.
En premier lieu, entre l'article 148 et l'article premier: si l'article premier stipule que l'islam est la religion de la société et du pays et non de l'Etat, comment est-on passé de ce sens à un nouveau sens, celui de l'article 148, qui le contredit?
Quant à la seconde contradiction, elle est interne et se trouve dans le cœur même de l'article 148 qui considère d'une part que l'islam est la religion de l'Etat et que, d'autre part, il est temporel.
Le danger de cet énoncé, c'est que la «religion d'Etat» peut être comprise dans son cadre traditionnel, conservateur et radical, ce qui pourrait ouvrir la voie à des interprétations théocratiques et totalitaires en complète contradiction avec le caractère civil de l'Etat et la démocratie, principal message de la Révolution.
Partant de ce texte, nous permettons au futur législateur de prendre des décisions juridiques directement issues de la Chariâ, comme l'entendent certains radicaux, extrémistes et adeptes du wahhabisme ou d'autres courants conservateurs qui refusent totalement la modernisation de l'islam et son harmonisation avec l'esprit d'une constitution démocratique.
Sur le fondement de cette notion de «Religion d'Etat», n'importe quelle majorité appartenant à de semblables courants pourrait dans le proche avenir par exemple annuler le Code du statut personnel qui représente la vraie constitution fondamentale du peuple tunisien. Elle peut aussi imposer la condamnation à mort de l'apostat, malgré la faiblesse de l'argumentation religieuse qui la justifie, puisqu'elle n'est nullement stipulée dans le Coran et qu'elle pose d'incommensurables problèmes au niveau des hadiths (paroles du Prophète).
Sur le même fondement, on pourrait pratiquer la lapidation, la crucifixion et l'amputation, comme l'a proposé l'un des députés à l'Assemblée constituante, dès les premières séances, en novembre 2011. Cela leur permettrait aussi de revenir à l'ancien statut discriminatoire des minorités religieuses «dhimmis», et à la confessionnalisation du système juridique, à l'image de la Constitution de l'Egypte avec, comme conséquence, la perte de la notion de «citoyenneté».
Cet environnement constitutionnel islamiste est aujourd'hui patent, si nous considérons les efforts de certains membres de l'Assemblée constituante pour défendre la création d'un Conseil supérieur islamique, dont le rôle sera d'évaluer le degré de conformité des lois avec l'islam.
S'il est légitime de craindre la contre-révolution, comme on le répète aujourd'hui, le point de départ se situe à ce niveau. Cela veut dire que si ces textes étaient adoptés définitivement, nous aurions accomplis de grands pas vers la contre-révolution.
Si nous voulons respecter les objectifs de la Révolution et ses acquis, il nous faut:
- En premier lieu, ajouter l'adjectif «civil» dans le premier article de la constitution qui doit se lire comme suit : «La Tunisie est un Etat civil, libre et indépendant...»;
- En deuxième lieu, retirer de l'article 148 le terme «religion d'Etat» et le remplacer par l'expression: «il n'est permis à aucun amendement de porter atteinte à l'article premier de la Constitution».
II - La liberté absente.
Ce qui confirme ces craintes est en relation aves les articles relatifs aux libertés et, particulièrement celles concernant les libertés de pensée et de conviction.
Il est dit dans le Préambule que le régime visé «repose sur le respect des droits de l'Homme et de ses libertés» et l'article 4 énonce ce qui suit : «l'Etat est garant de la religion, de la liberté des croyances et de la pratique du culte et est protecteur du sacré et assure la neutralité des lieux de culte de toute la propagande partisane». Il est ensuite stipulé dans l'article 36: «La liberté d'opinion, d'expression, de l'information et de la création sont garanties».
De l'ensemble de ces énoncés de l'avant-projet de la Constitution nous déduisons que la liberté du culte et celle d'opinion dans les différents domaines d'expression, de l'information et de création sont reconnues clairement, en y ajoutant que l'Etat a l'obligation d'être «garant de la religion» et «protecteur du sacré». En dehors du fait que cette garantie et cette protection concernent en réalité exclusivement la religion musulmane, dans le contexte politique de l'Etat islamique, nous sommes en droit de nous poser une question centrale: où se retrouvent «la liberté de pensée» et «la liberté de conscience»?
Nous posons cette question car ces deux libertés constituent la colonne vertébrale d'un régime démocratique. Dans ce genre de régime, que la révolution a choisi et réclame, la liberté de pensée veut dire l'acceptation des idées différentes de celles qui sont admises et reconnues, et sur lesquelles il y a accord général. La liberté de pensée est celle de pouvoir rompre avec la pensée courante. Dans cet esprit, la liberté de pensée protège l'individu et les minorités et les personnes dissidentes, aux idées anticonformistes, contre la pression des idées sociales dominantes. Si nous pensons autrement, nous viderons totalement le terme démocratie de son contenu; bien plus nous aurons privé la révolution de son apport historique, car cette révolution nous a libérés de la philosophie ancestrale totalitaire, despotique, celle de la nation, de l'ethnie et du groupe, et elle nous a projetés dans le cadre de la philosophie moderne qui permet à un individu de décider seul de son destin et de se libérer des idées admises et préconçues.
Dans le même ordre d'idées une autre question se pose concernant «la liberté de conscience» qui est la liberté fondamentale en démocratie et qui garantit la liberté philosophique et métaphysique, la liberté des croyances dans son sens le plus large, qui permet à un individu de décider seul de son choix dans le domaine de la croyance, ce qui veut dire qu'il peut adopter une religion hérité, en adopter une autre suite à des réflexions et des convictions personnelles, changer de religion ou qu'il choisisse un tout autre ordre philosophique, tel que le scepticisme ou l'athéisme.
Toutes les attitudes qualifiées, dans le passé, d'apostasie, de mécréances, de déviationnismes, de dissidences, sont désignées aujourd'hui dans la civilisation moderne par les qualifications de libéralisme, intelligence, créativité, potentialités intellectuelles humaines, soit en résumé «la liberté de conscience».
Ce refus de l'évocation de la liberté de conscience dans le projet de la Constitution, rejoint complètement celui de l'ANC d'évoquer l'universalité des droits et libertés et la référence claire à la Déclaration universelle des droits de l'Homme qui reconnait clairement, dans ses deux articles 18 et 19, la liberté de conscience et celle de renier la religion héritée.
De ce point de vue, nul doute que ce projet de constitution est en retard par rapport à ce qui vient dans l'article 5 de la Constitution de 1959 qui évoque clairement «les libertés fondamentales et les droits de la personne dans leur universalité, leur globalité, leur complémentarité et leur interdépendance», d'où la question: Désirons-nous réellement l'émancipation ou la rétrogradation et avons-nous fait une Révolution ou un retour aux époques révolues?
Ajoutons à cela que si la commission des droits et libertés a décidé d'inscrire les libertés, les droits de la personne et le Code de statut personnel dans la catégorie des lois fondamentales, la commission de la coordination et de la rédaction a suggéré que ces matières soient considérées comme «lois» (sic) et a ajouté: «Sont considérées comme lois fondamentales celles qui sont ainsi définies dans la Constitution».
Quel rôle joue donc la commission de la coordination et de la rédaction? Consiste-t-il à corriger et améliorer ou bien à approfondir les erreurs et les contradictions? Nous nous posons cette question car cette commission a commis ici une grossière erreur sous la forme d'une contradiction patente.
En effet, comment cette commission peut-elle décider en même temps :
1/ que les libertés relèvent de «la Loi» et les confier ainsi au législateur qui peut les changer à la majorité du 1/3 de l'Assemblée du Peuple;
2/ et d'un autre côté que l'article 148 stipule qu'aucun amendement de la Constitution ne doit porter atteinte à l'acquis en matière des droits de l'homme et des libertés garanties dans cette Constitution, avec pour effet que ces matières ne peuvent plus relever du législateur ordinaire?
Si nous résumons, et considérons les faits suivants:
1/ l'évocation de l'Etat civil, tout en vidant ce terme de sa portée;
2/ l'interprétation de l'article premier de la Constitution selon l'article 148;
3/ le refus de reconnaître l'universalité des droits de l'Homme;
4/ le refus d'évoquer la Déclaration universelle des droits de l'Homme de 1948;
5/ le refus d'inclure dans le texte les libertés de pensée et de conscience à côté de la liberté de religion;
6/ l'évocation répétée (7 fois) dans le préambule de termes religieux;
7/ l'inscription des libertés dans la catégorie des lois ordinaires et la possibilité de les amender par une majorité relative;
8/ l'insistance sur la protection de la religion et du sacré par l'Etat;
9/ le projet d'un Conseil supérieur islamique.
En tenant compte de tous ces éléments, nous ne pouvons forcément qu'aboutir aux conclusions suivantes :
1/ Les soi-disant conciliations de la part du parti au pouvoir ne le sont qu'en apparence et ne sont que verbales. En fait la «chariâ», comme base de la législation sortie par la grande porte, est sournoisement réintroduites par d'autres issues.
2/ Le projet de constitution ne cadre pas du tout avec le message de la Révolution.
3/ Ce projet laisse les portes largement ouvertes à toute personne qui voudra établir une dictature théocratique et anéantir définitivement les droits que nous auront acquis grâce à la Révolution.
4/ Notre constitution en fin de compte ne sera pas une constitution au service de la Nation, mais au service d'un Etat religieux.
* Traduit de l'arabe par Ali Bakir, professeur en médecine.
Note du traducteur: Après lecture de l'excellent article, je trouvais qu'il était regrettable que les non arabisants, et ils représentent une bonne frange de notre société, ne puissent avoir accès à des écrits de cette qualité. La principale qualité de cet article est sa simplicité, contrairement au charabia en langue arabe classique souvent inaccessible au commun des mortels utilisée par notre «élite» politique aussi bien dans la presse que sur les plateaux radio/télé, ce qui permet de bien saisir les enjeux des débats à l'ANC. J'ai alors proposé à mon ami Yadh de me charger de la traduction et c'est avec son approbation que je l'ai entreprise et publie après évidemment relecture et rectifications par l'auteur. (Le traducteur).