Au lieu de scander de manière démagogique le slogan de la décentralisation, il est préférable d'opter pour un Programme national d'autonomie locale, prévoyant des indicateurs objectivement vérifiables et mesurant les améliorations constatées localement.
Par Hatem Mliki*
Le chapitre 6 du projet de la constitution tunisienne portant sur le pouvoir local, et qui adopte la décentralisation comme mode de gouvernance, suscite, curieusement d'ailleurs, un consensus très large de la classe politique. Il est à craindre que cela soit dû au fait que le principe de la décentralisation, ainsi annoncé, est une coquille vide qui n'engage, comme tant d'autres, que ceux qui y croient et que le débat autour de la question est perçu comme «perte de temps» par des partis politiques dont les intérêts sont pour le moment ailleurs.
Proximité et de participation citoyenne
La décentralisation est présentée aujourd'hui comme solution miracle à la problématique complexe du développement régional et local, plus particulièrement des zones défavorisées, sans qu'un lien de causalité directe, par le passé, entre la centralisation et les inégalités régionales, ne soit objectivement établi ni qu'une relation de cause à effet, pour l'avenir, entre la décentralisation et le développement des régions marginalisées ne soit prouvé.
Les termes gouvernance locale, décentralisation et développement régional sont assez souvent associés sans que les nuances qui les séparent ne soient clairement précisées. Alors que la gouvernance locale décrit, même s'il n'existe pas encore de définition officielle, le processus à travers lequel l'administration publique locale formule et applique ses décisions, la décentralisation renvoie au cadre institutionnel dans lequel ce processus évolue.
Théoriquement rien n'empêche que le processus de prise de décisions au niveau local, donc la gouvernance locale, soit de bonne qualité, performant et efficace dans un cadre institutionnel autre que la décentralisation. De même que rien ne prouve que la décentralisation améliore, du moins de manière mécanique, la qualité du processus décisionnel des autorités publiques ainsi que son efficacité et sa performance même si l'apport de la décentralisation en terme de proximité et de participation citoyenne est loin d'être négligé.
Cependant, une chose est sûre: dans le cas où le processus décisionnel (gouvernance) est de mauvaise qualité, la décentralisation devient synonyme de programme de «généralisation incontrôlable et irréversible de la médiocrité» qui va s'étendre au-delà des prérogatives actuelles des collectivités locales pour affecter la vie des citoyens dans son ensemble (éducation, santé, culture, économie...).
Dans une logique d'optimisation/gestion du risque, le degré d'autonomie accordé aux collectivités locales doit accompagner progressivement les améliorations effectives constatées (et non présumées) dans la qualité du processus décisionnel ainsi que le niveau d'efficacité et de performance des collectivités locales, donc sa gouvernance locale.
Concrètement, cela signifie que les collectivités locales ne peuvent prétendre à des attributions plus larges que si elles font preuve de capacités confirmées en matière de gouvernance locale démocratique et de compétences dans le domaine de la gestion des affaires publiques. Ces capacités et compétences doivent être bien évidemment perçues dans une logique de développement et non d'action publique abstraite déconnectée des besoins et attentes réels de la population.
Par ailleurs, il faut rappeler que les processus de centralisation, décentralisation ou fédération ont toujours accompagné l'histoire des nations dont ils étaient objectivement l'aboutissement. Prises en dehors de contexte, ces décisions peuvent avoir des retombées catastrophiques. La Tunisie n'est pas une exception à cette règle et a intérêt à se concilier avec son histoire.
Non-dit, magouilles, exclusion, favoritisme et désinformation
Par le passé, le pseudo-équilibre des pouvoirs au niveau local, théoriquement consacré par un représentant de l'exécutif (délégué) désigné et un conseil municipal directement élu par la population, s'est traduit, dans la pratique et à cause de la fusion entre l'Etat et le parti au pouvoir (PSD ou RCD), par la désignation administrative des délégués et la désignation partisane du conseil municipal.
Partout en Tunisie et particulièrement à l'intérieur du pays, le processus décisionnel des collectivités locales a été ainsi, pendant des années, marqué par le non-dit, les magouilles et combines de basses œuvres, l'exclusion, le favoritisme et la désinformation. Les mécanismes de transparence, de proximité et de participation citoyenne n'étaient pas seulement biaisés mais n'avaient objectivement pas de place dans le système en vigueur. Pour ces mêmes raisons le processus décisionnel n'était pas axé sur des résultats, impacts positifs ressentis par les citoyens, et n'avait donc pas besoin, ni la possibilité, d'adopter ni critères ni outils ni même compétences favorisant l'efficacité et la performance.
Peu importe le jugement qu'on peut avoir à l'égard de ce phénomène; il ne faut pas perdre de vue qu'en l'absence d'un appui considérable des collectivités locales en faveur d'une transition favorisant l'émergence d'un processus décisionnel de qualité différente, soit une gouvernance locale démocratique, la décentralisation ne peut être que suicidaire pour la plupart des collectivités locales (plus particulièrement celles situées dans les zones défavorisées) et chaotique pour le citoyen.
Au lieu de scander de manière démagogique le slogan de la décentralisation au plus haut niveau, soit l'Assemblée nationale constituante (Anc), il est préférable que la Tunisie opte pour un Programme national d'autonomie locale, qui prévoient des indicateurs objectivement vérifiables permettant de mesurer les améliorations constatées au niveau de la gouvernance locale dans chaque commune et de décider, par conséquence, du niveau d'autonomie auquel ces communes peuvent prétendre.
* Consultant en développement.