Certains signes avant-coureurs apportent la preuve qu'un pouvoir théocratique hégémonique est en train d'être mis progressivement en place par le gouvernement dominé par le parti islamiste Ennahdha, au pouvoir.
Par Mohamed Ridha Bouguerra*
Deux mesures récentes prises au sommet de l'État devraient interpeller tous les démocrates dans notre pays. Leur caractère peu respectueux des principes démocratiques, précisément, ne manque pas de nous étonner en ce moment où les conséquences du mépris manifesté envers la volonté du peuple en Égypte par Mohamed Morsi et les Frères musulmans devrait donner à réfléchir à nos gouvernants.
Le limogeage injuste du Mufti de la République
La première de ces mesures est le limogeage du Mufti de la République, cheikh Othman Batikh, qui a toujours défendu un islam modéré, consensuel et convivial, bref dans la bonne et séculaire tradition tunisienne. Certes, ce genre de décision est l'une des rares prérogatives concédées au président provisoire de la république par ses partenaires nahdhaouis au pouvoir. Mais est-ce une raison suffisante pour en mésuser comme il vient de le faire?
Ce limogeage injustement humiliant pour l'intéressé et, qui plus est, annoncé à deux jours du début de ramadan, se justifie-t-il d'une manière objective? Ne retrouvons-nous pas ici la même conduite arbitraire, ou fait du prince, déjà suivie par le président provisoire pour écarter Mustapha Kamel Nabli, ancien gouverneur de la Banque centrale? N'est-il pas malheureux de constater que le président provisoire de la république s'est comporté, en ces deux circonstances exactement comme Ben Ali? Ce dernier n'exigeait-il pas, en effet, des grands commis de l'État d'être de simples et dociles exécutants à qui toute initiative personnelle était interdite? Or, cheikh Othman Batikh n'a-t-il pas perdu son poste pour s'être montré volontairement une voix libre et politiquement incorrecte en critiquant, en direct, à la télévision, le jihad armé de Tunisiens en Syrie ainsi que le jihad du niqah par nos jeunes femmes? C'était-là, certainement, plus que ne pouvait supporter notre président provisoire, farouche défenseur de la rébellion armée en Syrie! M. Marzouki peut-il se prévaloir encore de son passé au service des droits de l'Homme et de la liberté d'expression? Aurions-nous vraiment tort de le considérer désormais comme un vieil autocrate qui refuse, dans son entourage, toute voix discordante? L'esprit de la Révolution du 14 janvier se trouve-t-il ici dignement respecté? Le sens de l'État de droit a-t-il encore sa place dans nos institutions?
M. Marzouki a-t-il une seule raison valable pour le limogeage intempestif du Mufti Battikh, si ce n'est un ordre venu de ses employeurs d'Ennahdha?
Signes avant-coureurs d'un pouvoir théocratique hégémonique
Ces mêmes questions s'imposent de nouveau d'elles-mêmes dès que l'on examine la deuxième et malheureuse décision prise dernièrement par le ministère de l'Intérieur. Il s'agit de l'interdiction adressée aux cafetiers et restaurateurs d'ouvrir de jour leurs établissements durant le mois saint. Y a-t-il dans notre arsenal juridique une quelconque loi qui pourrait justifier une pareille mesure? Les cafetiers et autres restaurateurs qui avaient l'habitude de ne pas fermer durant le mois de ramadan étaient-ils jusqu'ici alors en infraction? Cette malencontreuse décision n'est-elle pas un signe avant-coureur de ce pouvoir théocratique hégémonique que le parti Ennahdha est en train de mettre progressivement en place? Si l'on veut rester sur le seul et strict plan des principes, l'on ne peut que se demander si, en prônant une pareille mesure, le ministre de l'Intérieur se montre réellement politiquement indépendant comme cela a été proclamé lors de la formation du gouvernement de M. Lârayedh. Sans parler des retombées négatives de cette bien originale réglementation sur le tourisme, n'y a-t-il pas là, une forme de censure qui ne dit pas son nom? Les Tunisiens méritent-ils, en effet, que l'on décide pour eux en haut-lieu s'ils doivent jeûner ou non? Que fait de la liberté de conscience, de croyance et d'opinion reconnue par la Déclaration des droits de l'Homme dont la Tunisie est signataire, notre si pieux ministre de l'Intérieur? N'a-t-il pas toujours existé dans ce pays une frange de la population pour qui le mois de ramadan est un mois ordinaire sans que cela heurte jusqu'ici quiconque?
M. Ghannouchi a déclaré, à Washington, il est vrai, c'est-à-dire, croit-il, loin des oreilles de ses militants, que le blasphème n'est pas punissable dans notre pays. Et le droit de ne pas pratiquer le jeûne, M. Ghannouchi, qu'en pensez-vous? La réponse nous a été en quelque sorte fournie, indirectement, par le ministre des Affaires religieuses qui a décrété de son côté, si l'on en croit le journal arabophone ''Al Maghreb'' du 7 courant, que l'ouverture du genre de commerces dont nous parlons n'est pas tolérable durant ce mois de jeûne. Ne se met-il pas ainsi tout autant que son collègue de l'Intérieur sur la même ligne politico-religieuse que le salafiste Adel Almi, ancien marchand de légumes reconverti dans la prédication wahhabite pure et dure, qui voudrait installer des caméras de surveillance sur l'avenue Habib Bourguiba pour traquer les non-jeûneurs?
Quand on vous dit que Big Brother est déjà parmi nous ! Allez demander alors à Big Brother de ne pas s'immiscer dans la vie privée des gens, de ne pas outrepasser ses prérogatives ou de respecter le sens de l'État!
* Universitaire.