Dire que l'islam est en danger à cause des manifestations citoyennes, c'est considérer cette religion comme un simple concept politique à faire valoir ou à imposer. Une religion qui a besoin d'être défendue de cette façon ne serait qu'une vulgaire idéologie...
Par Ali Guidara*
Proférant à l'envi des menaces, qui nourrissent la haine et la violence, après avoir laissé proliférer des bandes de criminels qui sévissent ─ soi-disant au nom de l'islam ─ contre nos concitoyens pacifiques, les islamistes et leurs supplétifs persistent et signent. Ils s'accrochent au pouvoir et, à l'instar du régime déchu, ne veulent donner, au peuple qui leur a naïvement accordé sa confiance, qu'un seul choix: la dictature, religieuse cette fois, ou le terrorisme.
De l'illégitimité
La soi-disant légitimité de l'Assemblée nationale constituante (ANC) et du pouvoir, échue pourtant depuis le 23 octobre 2012, demeure toujours le leitmotiv de la troïka et est évoquée en toutes circonstances.
Ce pouvoir sait pertinemment qu'il a failli à toutes ses responsabilités; il a trahi la population, au premier chef les électeurs, et n'a accompli aucune réalisation positive. Mais il se cramponne pourtant comme jamais à son siège, tout en traitant les manifestations légitimes de tentatives de putsch et d'œuvres d'anarchistes, de mécréants et de suppôts de l'Occident. Et garde un silence complice quant aux malversations de ceux et celles qui sont à la tête des institutions, qui continuent par ailleurs à être instrumentalisées, piétinées, voire ignorées. Afin d'entretenir cette illégitimité, tous les subterfuges semblent permis; il n'y a qu'à observer les dirigeants de la troïka souffler le chaud et le froid pour continuer à perturber les règles du jeu démocratique et du processus électoral, pour lesquels ils n'ont aucun respect.
C'est pourtant une évidence, une légitimité politique est toujours temporaire: sans échéance électorale précise et respectée, elle n'est que dictature!
De l'irresponsabilité
La violence, attisée dès l'accession de la troïka au pouvoir, et entretenue par ceux qui doivent normalement stabiliser le pays, frappe toujours plus les opposants, les militaires, les forces de l'ordre, et même des citoyens ordinaires. Mais, à les entendre, «ce n'est jamais la responsabilité du pouvoir». Les sbires de l'islamisme soutiennent que c'est un complot de l'étranger. Une vieille antienne...
Un des ministres de la troïka, issu d'un parti en décomposition très avancée, qualifie même de complot sioniste l'assassinat de l'opposant Mohamed Brahmi et les rassemblements et autres contestations, sans jamais songer à la moindre remise en question du rôle nocif et corrosif que la troïka a joué depuis que la population lui a confié le pays.
L'argument-massue du ministre, mais ô combien fallacieux: le sionisme veut empêcher la renaissance de la culture arabo-musulmane. Une culture arabo-musulmane à mettre, selon ces «grands esprits», dans sa forme la plus passéiste, en concurrence avec la modernité, fruit de l'avancée humaine, alors même que, «grâce» à ces extrémismes de tous bords, elle tend à se résumer à une caricature archaïsante, à un folklore mythologique qui n'a rien à offrir au monde d'aujourd'hui et qui, en plus, empêche toute véritable renaissance et toute libération des peuples, engloutis qu'ils sont dans leurs mythes et leurs certitudes.
Et comme si l'isolement international de la Tunisie sous la troïka n'était pas suffisant, certains ont fini par désigner le comploteur ultime : l'Algérie, notre meilleur voisin et ami, qui fondamentalement, n'a pourtant rien à gagner d'une Tunisie instable car toute déstabilisation de notre pays la toucherait ultimement.
De la médiocrité
Incapables de gérer avec talent le moindre aspect de la vie publique, nos élus et dirigeants usent à nouveau d'une manipulation absurde en traitant les manifestants d'étrangers à la culture arabo-musulmane ─ s'arrogeant ainsi l'exclusivité de l'islamo-arabité ─ et en ramenant le débat à la question de l'identité.
En effet, la réécriture récente de notre histoire tunisienne par des idéologues obtus, pour inspirer la nouvelle constitution, ne peut s'expliquer que par la médiocrité de la classe politique actuelle, qui croit encore être en mesure d'occuper les masses afin de camoufler son incompétence sur tous les plans. Une incompétence qui se manifeste même dans la technique de la manipulation, pourtant expérimentée à maintes reprises par les islamistes auprès d'une population déboussolée et fragilisée. Cette population qui scande maintenant «dégage» à une bande qui a perdu toute crédibilité mais a tout confisqué, jusqu'au moindre espoir, et qui se comporte comme si le pays était devenu sa propriété privée, et le peuple ses domestiques et obligés.
De la falsification
Réécrire notre histoire? Il faudra peut-être y songer, mais en confiant la tâche aux experts historiens qui l'accompliront selon les normes scientifiques objectives de cette discipline afin surtout de rappeler que l'identité ─ et la surenchère à ce sujet est devenue une rhétorique vide de sens – est non seulement composite, mais devient artificielle et éphémère dès qu'elle est instrumentalisée.
Pourquoi? Parce que ce matraquage sur une identité supposée homogène commence à agacer beaucoup de monde et se manifester par le rejet, tellement il constitue un faux débat, un anachronisme et une falsification de notre histoire. Mais aussi, parce que l'islamo-arabité a été dès le début imposée par le fer et par le sang, en niant toute autre composante, et que cette réalité historique leur a été dissimulée pendant des siècles par les pouvoirs successifs, qui ont tout fait pour effacer le passé d'une population multiculturelle et métissée au fil des millénaires par plusieurs migrations, civilisations et cultures diverses.
Parce que la population redécouvre librement sa véritable histoire, qui montre clairement qu'aux couches préhistoriques ibères et plus tard amazighes se sont superposés d'autres peuples qui ont élu domicile sur ce territoire appelé aujourd'hui la Tunisie.
Ces peuples divers qui nous ont constitués comme les Phéniciens, les Hellènes, les Romains et les Vandales germains, pour ne citer que ceux qui se sont établis bien avant l'invasion des troupes islamiques et la migration de quelques tribus arabes, dont les descendants ne représenteraient aujourd'hui qu'un petit pourcentage de la population tunisienne, selon les dernières études génétiques. Les migrations ultérieures ont naturellement métissé encore plus le peuple tunisien. Ce qui a le mérite de démontrer que toute identité n'est jamais définitive mais se métamorphose et se nourrit d'apports divers. Toute identité imposée et figée dans le temps est généralement vouée à la disparition.
C'est pourquoi tout combat qui consiste à imposer une identité uniforme et unidimensionnelle indique une angoisse mal placée de l'avenir et des changements qu'il apporte, ainsi qu'un sentiment d'échec qui alimente ce combat qui, si c'est le seul combat qui reste à un peuple, finira par fragiliser l'identité au point de la rendre éphémère.
Le véritable combat des nations aujourd'hui se situe ailleurs, c'est un combat pour le progrès et le développement, les droits et les libertés, l'équité, la gouvernance, la transparence et l'éthique. En Tunisie, ce combat est plus urgent que jamais.
Soyons conscients que si nos ancêtres d'avant l'invasion arabo-musulmane avaient vraiment défendu leurs cultures, leurs langues, leurs religions et leurs identités, nous ne serions aujourd'hui ni arabisés ni islamisés.
Vous dites que la religion est en danger à cause des manifestations citoyennes et vous voulez défendre l'islam? Si vous pensez que c'est le cas, c'est que l'islam serait devenu, pour vous, un simple concept politique à faire valoir ou à imposer. Car une religion qui a besoin d'être défendue de cette façon ne serait qu'une vulgaire idéologie. La religion doit se vivre dans l'intimité spirituelle et non s'adonner à une exaltation publique et à une surenchère théâtrale et hypocrite.
Décidément, la Tunisie a besoin d'une introspection en profondeur avant d'entrer pleinement dans le XXIe siècle.
* Conseiller scientifique et spécialiste en analyse de politiques.