En Tunisie, où les politiques sont plus divisés que jamais, il est impératif pour les demandeurs du dialogue de tenir compte du «stade», de la «direction» et du «but» de l'échange. Faute de quoi, ils oublient ce mot et passent à autre chose...
Par Monia Mouakhar Kallel*
«Il n'y a pas de démocratie sans dialogue», cet axiome, devenu lieu commun de la politique, est resté longtemps vide de sens pour la troïka au pouvoir. Aujourd'hui que la crise bat son plein et que l'économie tunisienne est au bord de l'effondrement, les responsables prônent la nécessité du dialogue et se proposent de dialoguer sur (et pour) le dialogue («El Hiwar).
«Autour de la table»
Invitée sur un plateau de télévision pour commenter les résultats de la rencontre du 23 août entre Rached Ghannouchi et Houcine Abassi, la ministre des Affaires de la femme et de la famille s'improvise, comme ses semblables, théoricienne de la conversation, et affirme magistralement: «El Hiwar a ses règles».
En effet, le dialogue a ses normes, ses stratégies, son cadre, et ses initiateurs, mais pas ceux que s'inventent les dirigeants actuels pour les mettre au service de leurs intérêts et de leur programme.
Commençons par rappeler que dans les démocraties, l'initiative du dialogue revient habituellement au parti au pouvoir qui travaille à réduire les clivages entre les acteurs politiques afin de créer la confiance sans laquelle il ne peut y avoir ni progrès, ni paix sociale, ni gouvernance. Car, la «règle» fondamentale de tout dialogue est l'égalité: les interlocuteurs, qui sont par définition différents (avec son semblable on cause, on bavarde mais ne dialogue pas) doivent se considérer et se comporter (durant l'échange) comme des êtres parfaitement égaux. Or, depuis que la troïka est au pouvoir, on a vu une opposition aux abois, surnommée les «zéro virgule», qui appelle au dialogue les gouvernants trop fiers de leur victoire pour être à l'écoute.
Ghannouchi (Ennahdha) et Abassi (UGTT): un marathon de discussions sans direction et presque aussi sans écoute.
Après vingt mois de règne, la donne a littéralement changé: le parti au pouvoir est demandeur du dialogue à condition qu'il soit «sans conditions préalables», précise madame la ministre suite aux chefs nahdhaouis.
La remarque est tout à fait légitime en apparence (un échange qui fixe son aboutissement n'en est pas un), mais en apparence seulement. Parce que, selon une autre «règle» («de la relation»), l'homme politique est tenu de parler à propos du sujet du dialogue qui est toujours délimité d'avance. Or, la démission du gouvernement, comme le stipule la proposition de l'UGTT, n'est ni «une condition», ni même le thème du débat, mais son «présupposé», la donnée que les participants admettent et à partir de laquelle ils construisent leur argumentation.
Imaginons qu'«autour de la table» (expression tellement galvaudée !!!) se réunissent des inter-actants qui se préoccupent du gouvernement actuel («A-t-il ou non échoué? Doit-il ou non démissionner?») et d'autres qui réfléchissent sur la nouvelle équipe qui va préparer les élections!!! ça sera des discussions byzantines, des disputes (discuter et disputer ont, à l'origine le même sens), des discours monocordes, mais pas un échange, ni même un «dialogue de sourds», ce dernier suppose que les participants parlent du même sujet sans se convaincre.
«Echanger c'est changer»
En pragmatique conversationnelle, comme en politique, un acte de langage se mesure à son résultat. «Echanger c'est changer», disent les analystes qui soulignent que le débats politiques, sous-tendus par les idéologies et les calculs électoralistes, sont généralement plus houleux et plus ardus que les échanges ordinaires.
Que certains acteurs politiques continuent, pour une raison ou une autre, à vouloir jouer le jeu du dialogue, on peut le comprendre, mais qu'ils se transforment en donneurs de leçons sur les «règles» de la conversation, une science connue et reconnue, voilà qui donne à réfléchir sur les compétences et/ou la bonne foi des gouvernants de la Tunisie postrévolutionnaire.
Réévaluant les clauses de la proposition de l'UGTT (après l'avoir acceptée comme telle), un chef nahdhaoui (philosophe de formation) affirme «elle n'est pas le Saint-Coran». L'avis se respecte, mais ne cadre nullement avec la logique des sciences, toutes les sciences (naturelles, et humaines) qui se pensent et se construisent au-delà des réalités contingentes et aspirent, de ce fait, à l'universalité.
Pour les analystes, la parole est un acte (le célèbre, «dire, c'est faire» d'Austin), et un sacerdoce qui engage tout l'être. On «entre» dans une conversation comme on entre dans une religion ou un temple notent les théoriciens qui définissent ainsi «le principe de la coopération» considéré comme la règle des règles de tout échange: «Que votre contribution corresponde à ce qui est exigé de vous, au stade atteint par celle-ci, par le but ou la direction acceptée de l'échange parlé dans lequel vous êtes engagé».
A ce moment de l'histoire de la Tunisie où les politiques (et le peuple) sont plus divisés que jamais et où la confiance s'est complètement érodée, il est impératif pour les demandeurs du dialogue de tenir compte du «stade», de la «direction» et du «but» de l'échange. Faute de quoi, ils oublient ce mot et passent à autre chose...
* Universitaire.
Illustration: Rencontre Caïd Essebsi-Ghannouchi récemment dans un hôtel à Paris.