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Coup de gueule ou coup de pied dans le plat, la présidente de la centrale patronale tunisienne, sans déparer de son devoir de neutralité, entend peser sur les choix économique d'un gouvernement qui perd l'ouest, le centre et le sud.

Par Hédi Sraieb*

 

Des voix s'élèvent pour alerter de la dangerosité de la spirale récessive et paroxystique dans laquelle s'enfonce imperceptiblement mais assurément le pays.

Vox clamans in deserto, Voix qui crient... dans le désert! Elles ne sont toujours pas entendues en dépit des tensions politiques sociales et économiques croissantes. Inutile de rappeler que les 3 instances citées s'alimentent l'une à l'autre, se confortent l'une l'autre. Seule un artifice de la pensée permet de les dissocier, alors que dans la réalité elles ne font qu'une.

Boule de neige grossissant 

Ces analystes font remarquer qu'il s'agit de déterminismes invisibles et indépendants de la conscience que l'on peut en avoir et de leur caractère périlleux, à l'image par exemple, des mouvements irrésistibles de foules. Des forces en action, des dynamiques à l'œuvre que l'on nomme lois économiques ou sociales, c'est selon. Une sorte d'effet boule de neige grossissant incontrôlé et incontrôlable mais dont les imaginaires ne perçoivent pas toujours ni la réalité, ni la puissance. Des dérives subreptices que ces observateurs essaient, mais en vain, de faire partager par le pouvoir et les responsables politiques.

Mais voilà, ils viennent de recevoir un renfort aussi inattendu que de poids. Celui de la très officielle Union tunisienne de l'industrie, du commerce et de l'artisanat (Utica, centrale patronale). Avec eux, elle tire la sonnette d'alarme avec force et insistance.

A dire vrai, la présidente de l'organisation patronale voit rouge! Fait d'autant plus notable, car rares sont les fois où l'organisation décide de s'immiscer dans le débat politique, devoir de neutralité et de réserve oblige en temps ordinaire. Mais voilà, elle estime que le temps n'est plus ordinaire et qu'un sursaut de conscience et de volonté est nécessaire.

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Wided Bouchamaoui reçu par Houcine Abassi: pour la première fois dans l'histoire du pays, les syndicats patronal et ouvrier sont sur la même longueur d'onde.

Mme Bouchamaoui les pieds dans le plat

Ulcérée par la diffusion de données officielles contrefaites, de statistiques tronquées, partielles et partiales, exaspérée par le discours lénifiant, confiant et soporifique du gouvernement, Mme Bouchamaoui met les pieds dans le plat.

Elle menace de dénoncer des pratiques déplorables et détestables afin qu'il soit mis fin à la désinformation de l'opinion publique. Et comme s'il n'y suffisait pas – tout de même une bombe dans le jardin de la Troïka –, la présidente persiste et signe, en proposant des mesures d'urgence, qui lues en creux, sont des dénonciations de la conduite des affaires publiques du pouvoir actuel.

On peut converger ou diverger d'avec les choix fondamentaux de l'organisation patronale, mais tel n'est pas l'objet du papier. Il est de comprendre les tenants et les aboutissants d'une telle prise de position, de la vigueur et la solennité des propos. Un éclat qui fait le «buzz» et qui n'aura échappé à personne.

Si la présidente défend tout naturellement les intérêts généraux de ses mandants, son propos les déborde largement, sa posture dépasse et échappe à une démarche strictement corporatiste.

Finement ciselés, ses arguments évitent le parti-pris notoirement partisan qui lui vaudrait les foudres du pouvoir. Habilement, Mme Bouchamaoui sait la nécessaire circonspection et retenue quand il s'agit de la chose politique. Son coup de gueule, n'a rien d'impulsif ou de factieux. Son intrusion dans le débat politique (au sens étymologique) dénote d'un examen attentif et sérié des réponses apportées par le gouvernement provisoire au vue de l'évolution de la conjoncture sous toutes ses facettes. Explicitons-en quelques aspects...

Les tripatouillages statistiques

Le premier de ces aspects concerne la manipulation de données statistiques et le travestissement des réalités qui apparaissent acquises et désormais comme un fait établi.

Plusieurs analystes ont remarqué et mis le doigt sur des modalités de calcul de divers indicateurs pour le moins incorrectes et spécieuses dont se serait rendu complice l'Institut national de la statistique (INS). Tel serait par exemple le cas du chiffre de la croissance de +3,2%, gonflé artificiellement par la présence des services non marchands. Les secteurs proprement productifs – agricole (-3%) industriel (-0,6%) – sont en recul, deux trimestres consécutivement; l'artifice consistant à y adjoindre les services non marchands notamment administratifs (salaires des 48.000 recrutés, et subventions additionnelles). Une croissance donc en trompe l'œil du PIB au PNB. Une illusion d'optique obtenue par ce biais statistique.

Autre illustration tout aussi grave de tripatouillage. Le déficit public voté à 7% devrait s'avérer bien plus important que ne le laissent entendre les autorités qui s'activent à en maquiller la réalité. Souvenez-vous du gouvernement grec de 2009. Ce déficit serait en réalité voisin des 10% sous le double effet d'insuffisance de recettes et d'explosion des dépenses de fonctionnement et de subventions. Mme Bouchamaoui en personne avisée, s'insurge!

Elle pourrait bien faire de nouvelles révélations comme le précise le 1er point de ses 16 propositions: «Communiquer, de manière professionnelle, sur le plan national et international sur l'état réel et objectif de l'économie tunisienne et sur ses capacités à opérer une reprise rapide».

La présidente de l'Utica dénonce aussi, en creux, à demi-mots, le non-respect des engagements pris s'agissant de la tragique et inacceptable situation des régions de l'intérieur que le gouvernement a sciemment et délibérément sacrifié. Elle prend donc date (point 11): «Annoncer de manière claire les investissements à réaliser en moins d'un an dans chaque région et leur désigner des chefs de projet qui soient ordonnateurs du budget et responsables des résultats.»

On l'aura compris, la présidente fulmine contre le transfert éhonté de moyens financiers destinés à ces territoires et populations abandonnés à leur propre et sordide sort. Un budget de développement notamment pour les régions de l'intérieur détourné au bénéfice de dépenses de fonctionnement et assimilées, inconsidérées. L'ineffable et non moins socialiste, ministre des Finances, dans un accès de lucidité, avait vu venir le coup. Il passerait, disait-il – il y a quelques jours –, son temps à demander audience – pour des arbitrages –, au Premier ministre, rendez-vous qu'il n'obtiendrait pas. On croit rêver!

Les grandes manœuvres annoncées

Nonobstant le caractère débonnaire et enjoué du gouverneur de la Banque centrale de Tunisie (BCT), celui-ci a sans doute aussi ressenti le souffle de la critique de la conduite de la politique monétaire et financière. Un gouverneur qui semble regarder les choses d'un peu trop haut tout en se démenant comme un beau diable pour faire entrer dans ses caisses emprunts et dons octroyés... mais dont la stratégie de ciblage de l'inflation laisse pour le moins perplexe.
On l'aura compris, les grandes manœuvres sont annoncées. Le grand coup de pied dans la fourmilière du landernau politique de la présidente ne constitue que le «la» de la partition. Elle entend bien faire infléchir aussi cette logique de distribution de rentes, d'arrérages. Que l'édifice tout entier soit emporté dans la tourmente ou que le sursaut du peuple vienne mettre terme à cet épisode désastreux, elle aura tenté de peser.

*Docteur d'Etat en économie du développement.