Même s'ils sont antipodes de la scène politique tunisienne et que tout ou presque (formation, parcours, etc.) oppose, Béji Caïd Essebsi (BCE) et Rached Ghannouchi ont beaucoup de points de communs. Et autant de raisons de s'entendre...
Par Hatem Mliki*
Même si les détails des récentes entrevues, à Paris et probablement à Tunis, entre Béji Caïd Essebsi (BCE) et Rached Ghannouchi ne seront pas dévoilés au grand public, le symbolisme de ces rencontres ne laisse personne indifférent.
Âgé de 87 ans le leader de Nida Tounes est plus que jamais «en forme». La toile d'araignée qu'il a réussi à tisser et dans laquelle il est parvenu à regrouper autour de lui les puissantes centrales syndicales, ouvrière et patronale, une bonne partie des organisations de la société civile, le Front populaire, divers partis politiques de l'opposition et une panoplie d'intellectuels, renforce considérablement sa position dans les négociations qui l'opposent au «Cheikh».
L'impassible Caïd Essebsi et l'inébranlable Ghannouchi
BCE dispose aussi d'importants atouts dont une partie lui est offerte par son adversaire Ennahdha. L'image collée à Nida Tounes comme parti antirévolutionnaire recyclant des Rcdistes n'est plus d'actualité grâce à la gestion hasardeuse des affaires publiques par les Nahdhaouis.
Les erreurs réplétives et l'incompétence flagrante des islamistes à travers les pays du printemps arabe, dont la Tunisie, imposent aux puissances occidentales la révision de leurs choix stratégiques et placent BCE dans une position confortable vis-à-vis des principaux partenaires étrangers de la Tunisie.
De l'autre côté, l'inébranlable Rached Ghannouchi semble désormais accablé par une crise économique difficile à cacher, un troisième assassinat politique dans l'histoire de la révolution tunisienne, une montée en puissance des attaques terroristes allant jusqu'à la décapitation de soldats d'élite au mont Chaambi et auxquelles ses ex-«alliés» d'Ansar Al-Chariâ sont officiellement associés, des soupçons d'affaires douteuses impliquant d'importantes figures du mouvement Ennahdha et la récente destitution des Frères musulmans du pouvoir en Egypte mettant à genoux l'internationale confrérie musulmane.
Mais le tableau n'est pas si noir que ça pour Ghannouchi. De même que la grande maison construite par BCE est loin d'être «dans la prairie».
Le mouvement Ennahdha tient toujours d'une main de fer une Assemblée nationale constituante (ANC) légitime même si ses travaux sont temporairement suspendus et qu'il sera difficile, voir impossible, de dissoudre. Il est également aux commandes de l'appareil exécutif qu'il a réussi à infiltrer après des années d'exclusion et dispose toujours, du moins en partie, du soutien d'une administration américaine plus que jamais confuse et perdue dans sa conquête de l'orient.
Rivalités personnelles et querelles internes
De son côté, BCE sait qu'il ne peut pas compter sur la conjoncture actuelle marquée par des alliances éphémères entachées de rivalités personnelles et partisanes, des querelles au sein de son parti qu'il parvient à escamoter habilement mais qu'il sait pertinemment explosives et d'un soutien international aléatoire sur lequel le ténor de la politique tunisienne ne peut nullement compter.
Le duel sera certainement difficile entre les deux hommes. Mais qui a parlé de duel?
Si on regarde les choses de près, on constate que les deux dinosaures de la politique tunisienne ont plus de points communs que de divergences.
Âgés, respectivement, de 87 et de 75 ans, Béji Caïd Essebsi et Rached Ghannouchi ont, tous les deux, atteint une sagesse qui fait que le principe selon lequel un mauvais compromis vaut mieux qu'un bon procès/combat est plus qu'une évidence et sont probablement beaucoup plus loin que l'on peut imaginer de la logique de confrontation.
Les deux hommes partagent, chacun de son côté, la même perception du monde, la même vision de la politique et la même idée de leurs troupes.
A la fois fragilisés et renforcés par l'âge, les deux hommes ne sont plus séduits par l'argent et le pouvoir. Ils sont plutôt à la conquête de faits historiques qui pourraient marquer leur passage sur terre. Ne comptant plus sur le soutien des autres, ils savent que l'enjeu ne vaut pas parfois la chandelle et que des victoires passagères cachent souvent des défaites amères. Et même si les deux hommes restent attachés à leurs différends socio-politico-culturels, ils savent à présent qu'ils ne sont pas si différends que ça.
Rached Ghannouchi et Béji Caïd Essebsi sont aussi liés par une même vision de la politique même s'ils sont partiellement opposés quand au projet de société qu'ils défendent.
Pour l'anecdote, rappelons nous que lorsque BCE a été nommé à la tête de l'exécutif, Ghannouchi, ironiquement, a parlé d'archives de l'Etat tunisien et à BCE de rappeler au «Cheikh» qu'ils appartiennent les deux à l'archive nationale mais pas à la même boite.
Ce qui importe c'est que les deux hommes sont à présent conscients que la politique est une œuvre basse pleine de vanité, de mensonges et de prétentions.
Au niveau personnel, BCE est convaincu que l'orgueil démesuré du père fondateur de la nation tunisienne, auquel il ne peut que rester loyal (Habib Bourguiba, NDLR), a empêché d'associer la démocratie à ce magnifique projet de société et que les islamistes ont subi, en conséquence et sous Ben Ali, un traitement injuste, pour ne pas dire inhumain.
Dans l'autre rive, Rached Ghannouchi peut avouer à lui-même, au moins en cachette, que son sacré combat pour l'islam était plutôt une conquête obsessionnelle du pouvoir marquée par la violence et le double langage.
Enfin, les deux hommes sont loin de se laisser entrainer par leurs troupes. BCE et Ghannouchi savent pertinemment que derrière chacun d'eux pointent des «soldats» aussi prétentieux, incompétents et pas du tout démocrates les uns que les autres.
Ils savent aussi qu'ils font de la politique une affaire personnelle et qu'ils sont obsédés par l'argent et le pouvoir. De même qu'ils sont en train à se livrer à un combat aveugle et destructeur.
Mais si l'œuvre que les deux hommes pourraient accomplir ensemble peut être considéré d'historique, la question la plus importante reste à savoir s'ils sont en mesure de neutraliser, voir anéantir, des tensions fortes et extrémistes au sein de leurs partis.
* Consultant en développement.