La classe politique tunisienne actuelle a raté tous les rendez-vous passés, parce qu'elle essaie de soigner la société avec ses propres maux. Les jeunes, quant à eux, ont une réelle chance de réussir en cherchant des solutions alternatives.
Par Mohsen Kalboussi*
La politique peut être définie comme l'art du possible. Il s'agit, entre autres d'opérer des choix à court ou moyen termes, en fonction de la réalité socio-économique que l'on vit. Ces choix étant principalement déterminés par les orientations idéologiques qui imposent une grille de lecture à tout homme politique digne de l'être. La référence à l'idéologie est dans le sens le plus large possible et inclut toutes les œuvres théoriques sur lesquels se basent les politiques pour opérer les choix qu'ils jugent opportuns pour la société qu'ils gèrent ou se proposent de gérer lorsqu'ils sont dans l'opposition.
Le triomphe du modèle néo-libéral
Les hommes politiques en Tunisie ne peuvent pas se soustraire à cette règle, même si nombre d'entre eux se déclarent opposés à toute référence idéologique. La raison est simple pour expliquer de telles dérobades, à savoir que depuis le début des années 2000 et la chute du mur de Berlin, l'on n'a jamais cessé de marteler que cet évènement signe la fin de toute idéologie, particulièrement celles se référant au socialisme.
Cette période marque également le succès du modèle économique néo-libéral qui se veut au-dessus de toute catégorisation idéologique et considère que l'ultra-libéralisme se passe de toute référence idéologique. Toute contestation du modèle passe donc pour une négation de l'«ordre naturel» des choses.
Pour les pays du tiers-monde, et suite à la décomposition de l'ex-URSS, tous les régimes se proclamant du modèle socialiste (à l'exception de Cuba et de la Corée du Nord) se sont alignés sur les normes imposées par les institutions de Bretton Woods (Fonds monétaire international et Banque Mondiale). L'adoption des Plans d'ajustement structurels (PAS) imposés par le FMI et la Banque Mondiale aux pays en développement ont fini par achever les velléités d'émancipation des peuples du tiers-monde qui figuraient dans les programmes des différents mouvements de libération nationaux à la veille de leurs indépendances dans les années 1950 et 1960...
Vivre différemment, vivre dignement
Revenons à la Tunisie actuelle. La fuite de l'ex-dictateur marque la fin d'un mode de gouvernement axé sur le parti unique, l'impossibilité d'une alternance non-violente au pouvoir et une corruption généralisée qui a gangrené la société. Cet évènement met également en avant le désir des Tunisiens à vivre autrement, en corrigeant les injustices commises par des décennies de règne sans partage d'un parti dominant la scène politique et annonçant l'avènement d'une démocratie qui garantirait une égalité de chances entre ses citoyens et la fin de l'arbitraire et du favoritisme dans la gestion de la chose publique. Il met enfin à nu les limites des choix socio-économiques adoptés par les gouvernements successifs ayant dirigé le pays. L'aspiration à une vie digne résume le souhait des Tunisiens à vivre différemment que par le passé.
Les alternatives auxquelles aspirent nos concitoyens ne se sont malheureusement pas vues exprimées dans les programmes politiques des différents partis politiques présents sur la scène politique ou dominant les évènements qui ne cessent de secouer le pays.
Pour comprendre le paysage politique actuel de la Tunisie, il y a lieu de rappeler que depuis 1956, date de l'indépendance politique du pays, l'histoire de la Tunisie a été jalonnée par une succession de procès politiques. Nous rappelons simplement les dates: 1962, 1968, 1974, 1978, 1980, 1985, 1989, pour ne citer que celles-là. Rappelons aussi que toute forme d'organisation politique était bannie et que toute forme d'engagement, notamment dans l'opposition était synonyme d'arrestation, de torture et d'emprisonnement. Il s'en est suivi que les différents groupes politiques actifs dans le pays n'étaient pas organisés, en dehors bien sûr des partis politiques faisant partie de l'opposition officielle et formelle au pouvoir et dont les agissements et activités étaient constamment sous la loupe de la police politique.
Pour le reste des formations, présentes particulièrement dans l'espace universitaire, leurs activités se sont tellement réduites au point qu'elles ne se manifestent qu'au sein de quelques grands établissements et se sont progressivement coupées de l'histoire du mouvement étudiant du pays. Il en est résulté que la jeunesse des années 1990 et 2000 ne trouvait aucune voie pour se politiser ou s'activer sur des questions d'intérêt général, puisque tout ou presque était verrouillé par le parti au pouvoir.
Les activités associatives, entre autres, étaient minées par les engagements partisans de leurs dirigeants et ne s'attaquaient globalement pas aux problèmes que nous connaissons aujourd'hui.
Le paysage politique actuel
Nombreux partis politiques se sont formés suite à la libéralisation de la vie politique, notamment en 2011. La grande majorité de ces formations ne disposaient ni de programme ni des moyens surtout humains pour assurer leur pérennité. Elles sont donc appelées à se dissoudre ou fondre dans d'autres formations, puisque leur viabilité est en question.
Le reste des formations politiques, surtout celles qui ont toujours existé sous d'autres formes d'organisations que partisanes (groupuscules politiques) se sont organisées et tentent, tant bien que mal, de persister et de pérenniser leurs actions. Par rapport à ces dernières, certaines remarques s'imposent:
- la nature de leurs activités a radicalement changé; de l'organisation de manifestations ponctuelles ou conjoncturelles, elles sont désormais appelées à avoir une présence quasi-quotidienne sur la scène politique, ce qui appelle à la professionnalisation de leurs leaders;
- elles sont appelées à donner des éléments de réponses à toutes les questions que pose la vie sociale et politique du pays et tracer surtout des perspectives permettant d'assurer la durabilité de leurs actions;
- elles se doivent d'assurer un meilleur encadrement de leurs militants, surtout jeunes, pour qu'ils jouent le rôle qui leur revient dans la Tunisie actuelle ou de demain;
- leurs actions se doivent de toucher le maximum de citoyens pour les allier à leurs causes afin de gagner d'hypothétiques élections futures...
Il est très aisé de constater qu'en Tunisie, le discours politique des principaux protagonistes présents sur la scène politique ne satisfait pas beaucoup de nos concitoyens, car ne répond pas à leurs attentes.
Il est également à remarquer que les débats politiques largement médiatisés se caractérisent par des querelles et tensions palpables entre les différents personnages présents et ont tendance à devenir une partie de la crise politique que connaît le pays.
Force est de constater que les vingt dernières années ont vu le pays stagner, notamment son élite engagée dans les partis politiques. Il est regrettable que nombreux leaders politiques n'aient pas bougé d'un iota des idées débattues dans les années 1980-1990 ! Le pays a pourtant changé et le monde a bougé depuis !
Le manque d'alternatives est essentiellement lié au fait que les principaux partis politiques ne disposent pas d'institutions en mesure d'élaborer des programmes adéquats et concordants avec les besoins et les potentialités du pays. Nous sommes donc restés dans l'expectative et l'attente de réponses qui ne viennent pas à temps. Les politiciens, eux, continuent leur manège en essayant de soigner la société par leurs propres maladies (paraphrasant un penseur libanais). Le show politique est devenu donc un mal à la mode où chacun tente désespérément à accrocher un public qui déserte de plus en plus la scène, ce qui est gravement dommageable au pays.
Tenter d'autres voies
Nous ne pouvons pas nous attendre à des miracles d'une classe politique conditionnée par des motivations de plus en plus éloignées de la société et de sa jeunesse en particulier. L'avenir ne peut pas se dessiner par des vieux dans un pays où la plupart de ses habitants sont jeunes!
Les vieux modes de fonctionnement et de pensée ne peuvent pas être de vigueur dans un environnement changeant et où les défis sont de plus en plus difficiles à relever. Il est donc impératif que tous ceux qui essaient d'échapper aux modèles décrits ci-dessus tentent d'autres voies, notamment en adoptant un discours et une conduite qui coupent avec ceux qui dominent actuellement la scène politique. Les débats autour de questions vitales pour l'avenir du pays (aussi bien sur les plans sectoriel que régional), se doivent de primer et d'occuper une position centrale. Tous les protagonistes devraient être appelés à donner des réponses claires et réalisables aux problèmes récurrents de la Tunisie.
Ainsi, nous pourrons sortir du carcan des discours généralistes et figés qui ont égaré nos nationaux et n'ont pas permis de ségréger ceux qui sont porteurs de projets pour l'avenir de ceux qui ne le sont pas...
L'ouverture de perspectives prometteuses, même sur le moyen terme, aux questions d'ordres social et économique serait en mesure de redonner confiance à la jeunesse, tiraillée entre les bateaux de la mort et constituer une chair à canon dans des conflits régionaux pour lesquels elle ne devrait point s'engager.
La formation de la jeunesse nous semble la clé qui déterminera l'avenir du pays. Cette dernière devrait être mieux outillée pour affronter la dure réalité et, par-delà même, proposer des pistes de solutions qui casseraient avec les idées classiques et non-innovantes de la classe politique actuelle.
L'ouverture sur le monde et les mouvements altermondialistes serait une occasion à saisir pour mettre notre jeunesse au diapason du monde qui nous environne.
Si la classe politique actuelle a raté les rendez-vous passés de ce mouvement, nos jeunes ne le devraient pas et ont une réelle chance pour sortir des sentiers battus que les plus vieux ne peuvent pas quitter.
* Universitaire.