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L'agence Europe, basée à Bruxelles, passe au crible, dans une analyse de notre confrère Fathi B'Chir, la politique de l'Union européenne vis-à-vis de la Tunisie et de l'Egypte, jugée, à la fois, ambiguë, naïve et inefficace.

Par Fathi B'Chir*

La position européenne face aux révolutions arabes soulève des questions et plus que les doutes, ce sont désormais des critiques ouvertement exprimées au sein de l'institution elle-même. Déjà, des rapports internes mettraient en garde contre l'affaiblissement de son influence dans la région et sa perception dans le contexte trouble actuel. Les questions portent, d'une part, sur l'attitude face aux courants se réclamant de l'islam et, d'autre part, surtout, sur la réalité de l'aide qui, malgré les promesses, demeure faible.

Démocratiser les islamistes

En résumé, l'attitude européenne, jugée peu prudente, est perçue, surtout au sein des «services», comme une trop grande «fraternisation» avec les gouvernements «islamistes». Plus que Catherine Ashton, c'est son envoyé spécial pour la Méditerranée qui serait désigné. Alors que les représentants institutionnels européens voudraient s'en tenir à des relations limitées aux usages diplomatiques classiques qui préserveraient mieux la position de l'UE, il est reproché parfois à Bernardino León d'outrepasser son mandat et de créer une situation délicate en court-circuitant les «services» comme les ambassadeurs des États membres sur place. Ceux-ci ont, selon des sources soigneusement recoupées, déjà protesté contre sa faible propension à la concertation. À Tunis ou au Caire, ses visites paraissent intriguer tant elles sont fréquentes et sans objectif concret. À Alger les portes lui sont fermées et on tenterait de la dissuader de se rendre à Rabat, ces deux pays préfèrent traiter avec la «structure normale». Des discussions vives l'ont opposé, selon divers sources hautement crédibles, au commissaire Stefan Füle convaincu pour sa part, en substance, que si un musulman peut être démocrate l'islamisme n'est pas compatible avec la démocratie et incite donc à ne pas trop «pactiser».

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Bernardino León reçu à la Kasbah par l'ex-chef de gouvernement provisoire Hamadi Jebali. 

Venu notamment du «dialogue pour les civilisations» promu conjointement par le Turc Recep Tayepp Erdogan et l'ancien Premier ministre espagnol Zapatero, proche de l'ancien ministre Miguel Moratinos, aujourd'hui conseiller du Qatar, M. Leon milite pour «démocratiser» les «islamistes» et corriger leur perception en Occident. Son credo : éviter la «polarisation» entre ces partisans des 'lois divines'' supérieures aux lois civiles et les courants modernistes souvent pro-européens.

La ligne n'est pas désapprouvée, mais c'est la méthode qui dérange. Des maladresses s'y ajoutent. Exemple: à aucun moment ni M. León, ni M. Füle n'ont eu l'initiative, lors de visites à Tunis, de déposer des gerbes sur les tombes des deux députés assassinés à Tunis pour marquer le refus des assassinats politiques. Un message ainsi mal ciblé renforcerait l'impression de trop grande proximité et font se multiplier les mises en garde dans les couloirs même de l'institution. «J'ai craint, à un moment, que Bernardino León propose (l'Égyptien) Morsiet (le Tunisien) Ghannouchi au prix Nobel de la paix», raille un haut fonctionnaire, caricatural à dessein.

Promesses non encore tenues

Le deuxième thème, le plus important, concerne les appuis financiers réels, faibles malgré les promesses mirobolantes à coups de milliards, notamment lors des 'task forces' réunies à Tunis et au Caire, promues comme de grands tournants dans l'aide ces deux pays, comme lors des réunions du «partenariat de Deauville» (26 et 27 mai 2011). Les ministres des Finances du G8 (Marseille, septembre 2011) avaient scellé cette décision et promis plus de 38 milliards de dollars d'aide financière pour 2011-2013, en plus des 35 milliards promis en mai par le FMI et 6 milliards par la Banque mondiale.

La mission de la BERD a été étendue à la Méditerranée avec la possibilité de verser environ 2,5 milliards dollars chaque année. Mais les bénéficiaires répètent à chaque réunion que ces engagements sont restés lettre morte. Impression confirmée à Bruxelles. Seuls les fonds européens ont «bougé», mais faiblement, explique une source au sein de la Commission. Ce tableau exclue la coopération classique, laquelle suit son propre cheminement et est, de part et d'autre, appréciée.

Agenda extérieur

Un récent rapport d'un centre d'études américain met lui aussi en cause l'UE et les Etats-Unis. Il est reproché à ces derniers de manquer de stratégie et d'influence. Les auteurs, Danya Greenfield, Amy Hawthorne et Rosa Balfour, témoignent d'un sentiment de «lassitude et de frustration» et «certains à Washington et à Bruxelles se demandent même (s'ils) ont beaucoup à offrir à ces pays en transition». La critique sur la politique européenne n'est pas nouvelle. Lors d'un débat en avril dernier à Bruxelles au sein de l'IMG (International Management Group) sur «les défis post-crise en zone euro-méditerranéenne», l'ancien ministre français des Affaires étrangères, Hubert Védrine, avait regretté déjà l'absence de perspectives alors que les pays sont dans une phase de «prise en mains». Selon lui, le «paternalisme ne fonctionne plus» et ces pays «ne sont plus obligés» d'entretenir cette relation, car «ils ont le choix».

C'est cette crainte qui nourrit davantage les critiques à l'intérieur où l'on s'inquiète du risque latent de sentiments négatifs vis-à-vis de l'UE. «On ne nous a pas laissé faire notre boulot», déplore un spécialiste du dossier, avec le sentiment que l'UE et la Commission auraient pu mieux faire que de dépenser son énergie dans des efforts de «médiation» vains. Ni à Tunis, ni au Caire l'UE n'a été en mesure de jouer un rôle déterminant, explique un spécialiste des deux dossiers, mis à part le «buzz» médiatique lors de la fameuse visite à l'ex-président Morsi. «Notre souci doit être de ne pas paraître partisans», assure un autre haut responsable européen, avec la conviction désormais affichée que l'agenda appliqué n'est pas tout à fait européen. Lors des débats de l'IMG, en avril, un diplomate égyptien avait clairement dit ce que tout le monde exprime – encore – tout bas. La position européenne «n'a pas été discutée avec nous, elle vient de Chattam House», avait dit le diplomate égyptien Maged Mosleh.

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Bernardino León reçu par Rached Ghannouchi au siège d'Ennahdha: l'Européen piégé par le double langage des islamistes.

Perplexité au Sud 

Pour l'ancien ministre tunisien et ancien ambassadeur à Bruxelles, Tahar Sioud, les sentiments sont à la «perplexité». L'UE donne l'impression de «naviguer à vue». Elle ne tient pas compte du «double langage» pratiqué par ses interlocuteurs «islamistes». «Quand ils s'adressent à l'UE comme à ses États membres, ils se font lisses et rassurants» et «l'UE semble les croire sur parole». Il est, dit M. Sioud, «bien compréhensible que l'UE et ses envoyés spéciaux puissent veiller à maintenir un niveau de relations qui ne l'exclurait pas de la scène, mais elle doit aussi veiller à ne pas apparaître comme un soutien franc à ces courants qui franchissent allègrement les lignes rouges du jeu démocratique» même s'ils sont «parvenus au gouvernement par des élections». Mais «la légitimité électorale s'érode parfois dans les cent jours et n'est pas donnée sur toute la durée d'un mandat».

Pour M. Sioud, l'UE a «le devoir, en ayant l'analyse juste et en délivrant le message adéquat, équilibré et vigilant, de réviser ou de clarifier son attitude. Elle serait sinon soupçonnée de pratiquer un double jeu et de porter atteinte à une relation à laquelle nous tenons tant, dans l'intérêt commun, et contribué à l'asseoir patiemment au cours des trois dernières décennies».

* Journaliste tunisien basé à Bruxelles (Agence Europe).

** Titre original de l'article: ''Méditerranée : questions et doutes explicites sur la politique européenne face aux révolutions arabes''.