La solution des problèmes environnementaux, en Tunisie comme ailleurs, n'est pas l'apanage de l'administration, mais de la société en général, avec tous les acteurs potentiels possibles.
Par Mohsen Kalboussi*
Il semble désespérant dans cette Tunisie de défendre des causes «marginales», dont en grande partie les questions d'environnement. Cela revient en partie à l'historique de l'émergence des groupes se réclamant d'une telle cause, dont la majeure partie a toujours gravité autour des structures du pouvoir du Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD, ancien parti au pouvoir dissous).
La société civile impuissante
Les questions d'environnement étaient également perçues comme un luxe que ne s'offrent que quelques bourgeois en mal de singer l'Europe.
Les conditions politiques n'ont jamais permis l'émergence d'un courant qui intègre les problèmes d'environnement spécifiques au pays et tenterait de leur apporter des solutions concrètes et appropriées ou même innovantes, puis les généraliser par la suite au reste du pays.
La pollution industrielle est un mal chronique dans certaines régions comme Sfax, Gabes ou le bassin minier de Gafsa.
Les associations d'environnement étaient calquées sur le modèle du parti au pouvoir, au point de voir des présidents (dont certains le sont toujours) maintenus à leurs postes pendant plus de deux décennies. Aucune possibilité d'alternance à la tête desdites associations qui se sont figées avec le temps et se sont vues désertées par les jeunes en particulier, en mal de structures où ils pourraient s'épanouir et évoluer. Leurs membres se sont donc réduits à des personnes gravitant autour du parti au pouvoir, sans autre souci que d'occuper la scène et compléter le décor de la pluralité, passant pour des représentants de la société civile! Au bout de la chaîne, la plupart de ces associations n'ont pas pu tenir le cap du changement et se sont presque éteintes une fois le RCD parti, même si nombreuses parmi elles ont changé les personnes qui étaient chargées de les diriger...
Les nouvelles structures ayant émergé après le 14 janvier 2011 et la libération de la volonté de monter des associations ont du mal à émerger et à fédérer des personnes capables de défendre les causes dont elles se réclament. Il est difficile de dresser un bilan de leurs activités actuellement, en raison du manque de visibilité de ces activités mais aussi du recul nécessaire vu le caractère récent de leur création. Néanmoins, comme la plus grande majorité des associations tunisiennes, peu parmi elles disposent de locaux propres et de permanents.
Les sacs de plastique défigurent les paysages naturels.
D'ailleurs, le manque de professionnalisme dans les activités associatives tunisiennes les a laissées dans le cadre de l'amateurisme et de la capitalisation de leurs expériences. Le manque de crédits alloués par l'administration ou les entreprises est aussi une des raisons qui expliquent le caractère non professionnel des activités associatives, pourtant certains des problèmes qu'elles traitent demandent des approches professionnelles d'un haut niveau.
Continuer à miser sur le volontariat et le bénévolat est à notre sens peu porteur et ne peut pas mener à grand-chose, si l'on veut vraiment venir à bout de nombreux des problèmes d'environnement auxquels fait face la Tunisie actuellement et dans les années à venir.
Un ministère de l'Environnement pour quoi faire ?
La création du ministère de l'Environnement a été perçue comme un grand soutien aux causes de l'environnement en Tunisie et le début d'une prise en charge publique des principaux problèmes déjà diagnostiqués dans le pays. La création de ce ministère semble avoir été dictée par des impératifs non nationaux, puisque sa présence est chaque fois remise en question dès qu'un remaniement ministériel est initié. Sa position marginale par rapport aux autres ministères l'a constamment fragilisé, en plus du fait de sa non-visiblité et de la qualité de ses prestations publiques. De part la nature des questions traitées par ce ministère (multisectorielles), sa position a toujours été marginale par rapport aux autres, et nombreuses actions d'autres ministères vont à l'encontre des mesures qui devraient être prise à la faveur de l'environnement (utilisation des pesticides en agriculture, pollution par les sites industries relevant du ministère de l'Industrie...).
Une perte quasi-continue de notre patrimoine en matière de diversité variétale de plantes.
Pour résumer, disons que le ministère de l'Environnement n'a pas été à la hauteur des espérances qui ont été attendues de lui, comme il n'a pas avancé dans de nombreux domaines, notamment la normalisation en matière d'environnement, l'innovation en matière de solutions apportées aux problèmes d'environnement à l'échelle nationale, la stimulation de la recherche, le développement des métiers de l'environnement, le soutien des associations impliquées dans la défense de l'environnement, la faible implication aux échelles locale et régionale... Notons que ces points, et d'autres, sont notoirement connues et ont largement été exposés ailleurs, sans que des mesures ne soient prises pour y remédier.
L'administration à la traîne des revendications citoyennes
L'avènement du 14 janvier 2011 a donné un nouveau coup d'envoi à l'action citoyenne en faveur de l'environnement, mais a laissé l'administration très à la traîne des revendications citoyennes.
En effet, les différents opérateurs publics, aussi bien à l'échelle nationale que régionale, n'ont pas pu gérer les crises générées par de nombreux mouvements de masse revendiquant la résolution de problèmes ayant traîné depuis des années, voire des décennies (bassin minier, pollution du golfe de Gabès) ou aussi par des implantations jugées mal adaptées ou source de nuisances (surtout les décharges dites contrôlées).
Les associations ont surtout été accompagnatrices des mouvements citoyens spontanés, ou les ont parfois initiées. Elles sont restées cependant au niveau du diagnostic, du lobbying, mais surtout de la révélation de problèmes que l'administration ignore encore ou ne tente pas de traiter.
Il y a lieu de remarquer que certaines solutions apportées à des problèmes particuliers d'environnement ne sont pas satisfaisantes, tel que celui de l'assainissement des eaux usées où les eaux traitées et rejetées dans le milieu naturel renferment des produits notoirement connus comme toxiques, tels que les métaux lourds.
La gazelle est menacée par les braconneurs des pays du Golfe.
Les solutions adoptées se doivent d'évoluer et des innovations techniques doivent y être apportées. En effet, nombreuses techniques ayant prouvé leur efficacité ailleurs peuvent être adoptées en Tunisie ou adaptées aux conditions locales, afin d'ajouter de l'efficacité aux traitements des eaux usées.
Certains problèmes sont inédits et pourraient avoir de graves conséquences en termes de santé publique (région de Kairouan). En effet, nous avons constaté que les déchets de certaines industries agro-alimentaires, notamment les usines de transformation des tomates, sont donnés comme aliment au bétail (ovins et bovins). Or l'on sait que les tomates destinées à l'industrie sont traitées par des pesticides, lesquels produits vont se retrouver dans les fruits et la peau, rejetés parmi les déchets. Ces produits ont un effet cumulatif et vont se trouver finalement dans nos assiettes.
C'est aussi le cas du lait produit par les vaches qui paissent dans les étendues couvertes d'eaux usées et qui vont accumuler dans leurs tissus des métaux lourds qui vont finalement se retrouver dans leur lait ou leur viande qui, à leur tour, vont finir par être consommés par des humains.
C'est également le cas des antennes relais des opérateurs téléphoniques, installées un peu partout au-dessus des toits de maisons et d'immeubles et qui peuvent avoir des conséquences non négligeables sur la santé de nos concitoyens, notamment les enfants.
Les problématiques émergentes
Mise à part certains aspects relatifs à l'environnement évoqués plus haut, nous pouvons énumérer les éléments suivants :
- La Tunisie n'est pas à l'abri d'une introduction d'OGM (Organismes Génétiquement Modifiés), aussi bien pour être cultivés que dans des produits destinés à la consommation animale ou humaine. L'absence de réglementation ou aussi de normes imposées face à toute entrée de produits de ce type, nous nous trouvons complètement désarmés face à ce phénomène. A cela, il faut ajouter le caractère perméable de nos frontières et l'absence de vigilance ou moyens de contrôle efficaces chez les douaniers.
- La perte quasi-continue de notre patrimoine en matière de diversité variétale de plantes cultivées et/ou leur remplacement par des semences ou variétés introduites. Il y a lieu, dans ce cas, d'établir des conservatoires destinés à ces plantes. Ces conservatoires pourraient être gérés par des associations et faire objet de visites de groupes, aussi bien à des fins éducatives ou éco-touristiques.
Des militants associatifs manifestent contre le braconnage qui menace des espèces rares comme la gazelle ou la houbara.
- La généralisation de l'utilisation du plastique, notamment comme emballage, ne semble pas s'arrêter même à moyen terme. Nos paysages sont complètement défigurés par les déchets plastiques, jetés un peu partout dans le milieu naturel, pourtant beaucoup d'emballages peuvent être remplacés par des matériaux recyclables (papier, verre), notamment le lait et l'eau. Les activités de recyclage ne couvrent qu'une infime partie des déchets produits, pourtant on s'aperçoit que partout ailleurs, notamment en Europe et Amérique latine (Brésil) où les déchets sont largement recyclés et valorisés. Nous sommes très loin de ces standards, mais des activités inspirées de leurs expériences pourraient être initiées dans le pays.
- Le réchauffement climatique qui sévit sur notre planète a des incidences sur notre pays, et il est de notre devoir d'atténuer ses effets, notamment par le renforcement du couvert végétal naturel existant et l'extension des superficies boisées, au moins dans les zones qui s'y apprêtent et de maintenir les régions boisées déjà. Or, l'on constate que nous avons beaucoup perdu les deux dernières années, notamment par les coupes et les incendies; phénomène qui ne risque malheureusement pas de s'atténuer par les temps qui courent.
- La gestion du patrimoine vivant appelle à beaucoup d'innovations et d'ingéniosité. Le mode de gestion qui a toujours prévalu n'est plus soutenable, surtout que l'action a toujours focalisé sur les aires protégées, plus particulièrement sur des espèces phares (grands vertébrés et quelques essences d'arbres caractéristiques de certains espaces). L'attention devrait, au contraire, aller vers les espèces à faible aire de répartition géographique (endémiques nord-africaines, nord-sahariennes, algéro-tunisiennes...). L'intégration d'autres disciplines, notamment la génétique et l'écologie des espèces protégées est plus que jamais nécessaire, surtout que ces sciences sont en mesure de détecter les anomalies et dysfonctionnements des écosystèmes conservés. L'intégration de ces disciplines passe nécessairement par l'implication des milieux académiques dans la gestion des aires protégées. Remarquons enfin que l'inventaire des ressources vivantes, notamment animales, est loin d'être complet en Tunisie, particulièrement les vertébrés terrestres. Pour pouvoir y répondre, un appui aux structures de recherche et une ouverture sur les établissements d'enseignement supérieur est vitale pour la formations des futurs cadres et le développement des compétences nationales. Rappelons que la Tunisie pourrait contenir des espèces non encore signalées et présentes dans les pays voisins (Algérie, Libye) ou même des espèces encore inconnues pour la science, surtout que certains taxons ont été décrits du pays au cours des dernières années.
Parc naturel d'Ichkeul, près de Bizerte.
- L'estimation des effectifs des grands vertébrés est une mesure qui doit être initiée, aussi bien dans les aires protégées qu'ailleurs, car sans cette quantification, il est quasiment impossible de gérer les espaces où ils vivent (capacité de charge, prélèvements par la chasse ou translocations...).
- Les activités des chasseurs doivent impérativement être contrôlées et le rôle des structures qui les représentent doit être également refondu. Il est évident de dire qu'une partie de ces derniers ne respecte pas la réglementation en vigueur organisant cette activité, par la chasse dans des zones interdites, pendant des périodes où la chasse n'est pas permise ou en tuant des espèces interdites à la chasse, la chasse nocturne, le non respect des limites du nombre de gibier abattu... Le braconnage est également une des causes de la raréfaction de nombreuses espèces, notamment le lièvre et la perdrix gambra qui ont pratiquement disparu de nombreuses régions où ces activités sont intenses. Les déclarations sur les effectifs des animaux abattus sont également très en-dessous de la réalité. En résumé, ces structures doivent être encadrées de plus près, quitte à recruter des contrôleurs et les former pour ce genre de mission. Il faut également réfléchir à instaurer un permis de chasse, à l'image de ce qui existe dans des pays européens et pousser certains opérateurs (associatifs ou groupements de chasseurs) à faire des élevages de gibier pour être par la suite lâché dans des zones réservées à cet effet.
- Certains problèmes nécessitent des réponses spécifiques, dont les pullulations de certaines espèces et leur extension géographique. C'est le cas notamment du sanglier, des invasions quasi-cycliques de certaines autres (rongeurs, chenille processionnaire, probablement aussi le lapin de garenne...). La présence d'espèces invasives, animales ou végétales, signalées dans de nombreuses régions appelle elle aussi à la mise en place de programmes spécifiques pour être endiguée.
- Par rapport au milieu marin, signalons seulement l'extension de certaines techniques de pêche non sélectives et destructrices des écosystèmes marins, les prélèvements excessifs (surpêche), le non-respect des conventions assurant la protection d'espèces protégées (caouanne; tortue marine...), la pollution et l'eutrophisation de certains milieux, la destruction de la végétation littorale fixatrice des dunes... Il y a également lieu de surveiller la qualité des organismes filtreurs consommés par les humains, surtout ceux destinés au marché local (mollusques)...
- Le développement des énergies renouvelables est un des secteurs où la Tunisie pourrait en bénéficier largement, surtout que la tendance est à l'accroissement de la consommation d'énergie (électrique surtout). Penser au nucléaire dans un pays loin de maîtriser ces techniques est presque suicidaire, surtout lorsqu'on sait que des pays très avancés (le Japon) ont eu trop de mal à gérer la dernière catastrophe survenue sur son territoire.
Il va de soi que les éléments soulevés plus haut ne sont malheureusement pas exhaustifs, et que la liste risque de s'allonger au fil des jours. Leur solution n'est uniquement pas l'apanage de l'administration, mais de la société en général, avec tous les acteurs potentiels possibles. Ne pas en parler à cause de l'inertie des pouvoirs publics ou même des associations est très hypocrite de la part de ceux qui en savent quelque chose. Il en va de notre responsabilité citoyenne envers les générations futures qui auront certainement à nous interroger sur le legs qu'on aura à leur laisser.
* Universitaire.
Illustration: photo Wassim Ghozlani.