La situation de la forêt tunisienne est très critique et des interventions urgentes sont requises pour arrêter les hémorragies constatées. Tous les acteurs sont interpellés: administration, société civile, scientifiques, enseignants, médias...
Par Mohsen Kalboussi*
Cet article se veut une contribution au débat sur l'état de nos espaces naturels et des mesures nécessaires pour endiguer les processus de dégradation en cours. Loin d'embrasser tous les aspects des problèmes existants, il se veut une invitation au débat pour faire émerger des solutions durables aux conflits récurrents entre l'administration et les populations locales.
En Tunisie, les forêts et parcours couvrent près de 7% de la surface du pays. Les forêts, où prédominent les arbres, sont localisées au nord et au centre du pays où elles sont principalement confinées sur les chaînes de montagnes. Les terrains de parcours sont prédominés par un paysage steppique, caractérisé par une végétation basse et discontinue, sont surtout localisés au centre et au sud de la Tunisie.
Ces deux types d'espaces sont gérés par l'administration forestière qui assure également le contrôle des activités de la chasse et la gestion des aires protégées (parcs nationaux et réserves naturelles) et des zones humides.
Diminution et détérioration des étendues boisées
Contrairement à l'imaginaire collectif, les forêts tunisiennes sont habitées, surtout au nord-ouest du pays, région la plus boisée du pays. Les habitants des espaces forestiers y tirent beaucoup de biens et services produits par la forêt (pâturage, collecte de graines, surtout celles des pins, collecte de champignons...).
La pression sur ces espaces est surtout pressentie dans des régions dominées par un climat aride où la pluviométrie annuelle est variable d'une année à l'autre, aléatoire et insuffisante pour procurer suffisamment de couvert végétal pour l'élevage extensif qui caractérise les régions du centre et sud du pays.
Malgré tous les efforts fournis durant les dernières décennies, on constate que l'étendue des superficies boisées ne cesse de diminuer et leur qualité se détériorer à vue d'œil. Les trois dernières années ont vu les agressions sur l'espace naturel prendre une ampleur telle que le devenir des forêts tunisiennes risque d'être compromis pour l'avenir.
Personne ne conteste le rôle joué par les écosystèmes naturels, lieux qui permettent la vie de la majorité des espèces naturelles, en plus des services rendus pour la nature et les humains. Pour évoquer le cas spécifique de la Tunisie, les principaux bénéficiaires de ces espaces sont ceux qui y habitent, ainsi que ceux qui vivent aux alentours. Pour la plupart de ces habitants, dont le souci majeur est de soutirer le maximum de profit de ces milieux, ils ne peuvent pas imaginer qu'ils compromettent le renouvellement de ces ressources naturelles, par la pression qu'ils exercent (prélèvements de végétation, défrichement, pâturage...). Il est notoire que l'amélioration des conditions de vie de ces populations est la clé de l'allègement de pression sur le milieu naturel. L'observation superficielle de l'état des lieux montre clairement que ceux dont les revenus se sont améliorés exercent moins de pression sur ces espaces. La preuve étant le détournement des jeunes des activités en relation avec la forêt si des alternatives de revenus se proposent pour eux (environs de Tabarka par exemple). Difficile à imaginer dans le contexte actuel où le pays ne peut pas s'offrir le luxe de cette orientation, étant donné les défis majeurs auxquels il fait face.
Les expériences des décennies passées par les «agents de développement» publics ou associatifs méritent une évaluation critique. Clairement, nombreux projets initiés par ces acteurs, orientés vers les populations forestières, ont échoué. Il y a lieu de s'arrêter sur les causes de ces échecs, en tirer les conclusions nécessaires pour rebondir de nouveau. Faire fi de cela et faire en sorte comme si de rien n'était fait perdre au pays des ressources dont il a trop besoin, comme il risque également d'aboutir à des constats similaires, après que le mal se soit étendu et que des solutions appropriées ne se soient dégagées des expériences passées...
Rapports à la population et situations bouleversantes
Si la gestion de l'espace forestier est régie par le code forestier, ce dernier traduit dans les faits une gestion stricte, rigoureuse et même dépassée par l'évolution des rapports entre la société et le milieu forestier. Dans son essence, il considère que les humains et le milieu naturel sont en conflit permanent. Au forestier donc de rappeler ces derniers à leurs obligations et les remettre à leur place! Le résultat étant que les forestiers sont perçus par les populations forestières et les usagers de ces espaces comme des agents répressifs qui ne jurent que par le Code qu'ils sont censés veiller à son application quelles qu'en soient les conditions!
L'avènement du 14 janvier 2011 a laissé les forestiers en porte-à-faux devant une réalité inédite qu'ils n'ont jamais soupçonné exister et se sont trouvés pratiquement dans l'incapacité d'assurer la protection de l'espace qu'ils sont censés maintenir et développer.
Des situations inédites, condamnables, mais compréhensibles, ont eu lieu et continuent malheureusement de sévir sur l'ensemble du territoire. Les agressions sur tout ce qui représente un bien naturel public se sont déchaînées à un rythme inédit et vertigineux. Parmi ces actes, citons les défrichements continus pour la mise en culture, le charbonnage à grande échelle, les coupes d'arbres (parfois des pans entiers de forêts en bon état de conservation), les incendies – de plus en plus fréquentes et dévastatrices –, le braconnage à très grande échelle et qui n'épargne pratiquement aucune espèce animale – en dehors du sanglier –, l'appropriation des espaces naturels, surtout ceux localisés sur les bords des routes et à la proximité des zones urbaines, la destruction des dunes littorales...
Tas de bois coupé pour le charbonnage. Remarquez la taille des tiges
Pour résumer, les relations souvent conflictuelles et tendues entre les usagers des espaces forestiers et les représentants de l'administration forestière ont compliqué la donne et rendu toute intervention en vue de préserver ce patrimoine national qu'est la forêt, difficile, voire même compromettante pour les terrains qu'on veut préserver. Même si des changements tentent de voir le jour dans le pays, l'administration n'a pas encore révisé ses relations avec les populations et continue de les considérer comme des responsables potentiels de délits. Une phrase prononcée par un responsable régional, qualifiant le 14 janvier 2011 d'«anarchie», sous-tend les convictions réelles encore en vigueur chez certains acteurs de ce secteur. Clairement, avec de telles attitudes, la situation de nos forêts risque de se dégrader davantage et les conflits avec les populations locales, s'exacerber. Le grand perdant étant notre patrimoine vivant.
En arrière plan, paysage désolant suite à un feu de forêt.
La recherche de nouveaux acteurs
D'autres attitudes sont à déplorer également, comme le refus de recruter des jeunes techniciens, alors que l'espace forestier a besoin de leurs efforts (rappelons que des dizaines parmi eux sont en chômage). Les raisons de tels refus étant, entre autres, la mauvaise qualité de leur formation. A ceci, la réponse est simple : une succession de générations dans tous les secteurs est nécessaire pour assurer sa pérennité, et que si nos jeunes manquent d'expérience et de savoir-faire, autant les former aux nouvelles normes et règles de gestion des espaces naturels !
Il est clair que la situation de notre patrimoine naturel est très critique et que des interventions urgentes doivent avoir lieu, afin d'arrêter les hémorragies constatées çà et là. Le rétablissement d'un état «normal» nécessite la conjonction des efforts de nombreux acteurs : administration, société civile, scientifiques, enseignants, médias...
La société civile auquel il est fait allusion dans le paragraphe précédent comprend des acteurs conscients des enjeux de la préservation du patrimoine naturel et de la recherche d'un compromis entre cette nécessité de conservation et la réponse aux besoins de la population locale.
L'appel aux anciennes et vieilles structures (GDA) ne résout en rien le problème. Ces dernières associations ont été crées dans un contexte particulier et se sont avérées complètement absentes et inopérantes en temps de crise. Leur histoire et leur fonctionnement ne sont pratiquement d'aucun secours pour résoudre les problèmes actuels auxquels fait face la forêt tunisienne.
Les nouvelles structures associatives, même peu visibles, sont celles porteuses de nouvelles approches et idées innovantes qui seraient de nature à aider à résoudre les conflits visibles ou latents.
Comme évoqué plus haut, certaines dégradations constatées sont compréhensibles, d'autres, en tout cas, exigent une fermeté de la part des autorités, d'autant plus que les délits constatés sont d'une grande ampleur (coupes systématiques d'arbres, charbonnage à grande échelle, braconnage...).
L'inaction de l'administration face à certains délits encourage en effet de nouveaux acteurs à en commettre davantage, prétextant que si d'autres sont restés impunis, pourquoi ne pas commettre le même délit, à une échelle beaucoup plus réduite ! Un cercle vicieux, en somme, et le résultat étant une perte progressive de ces espaces et des espèces qui les habitent...
La révision des textes législatifs, notamment certains articles du code forestier est plus qu'urgente, d'autant plus que ces textes ne sont plus en mesure de répondre aux attentes des populations.
Il est nécessaire peut-être de rappeler que la forêt méditerranéenne est largement anthropisée et que, depuis des millénaires, elle évolue en synergie avec les humains qui la façonnent et évoluent avec. Maintenir la vision selon laquelle cet espace doit être maintenu à l'écart des humains est une erreur fondamentale de laquelle ses partisans sont appelés à se démettre...
L'ouverture de l'administration aux différents acteurs ne peut que la soulager de nombreuses pressions auxquelles elle fait face. Les ignorer en considérant que l'espace naturel est son domaine privé est une des causes qui nous a amené aux situations évoquées plus haut.
Cette ouverture est non seulement indispensable, mais également vitale pour le maintien de ce qui reste de nos espaces naturels boisés. Il est alors largement temps de changer d'attitude pour amorcer un processus qui nous amènerait à inverser les tendances destructrices actuellement en vigueur. Il est de notre responsabilité vis-à-vis des générations futures, comme il est de notre devoir de le rappeler...
* Universitaire.