Le plan d'action Tunisie - Union européenne (UE), signé le 14 avril, privilégie les intérêts de nos partenaires européens aux dépens des nôtres.
Par Ahmed Ben Mustapha*
La Tunisie et l'UE viennent d'adopter le 14 avril 2014 le plan d'action 2013-2017 qui revêt une triple dimension politique, économique et sécuritaire, en parfaite continuité avec l'accord d'association Tunisie UE conclu en 1995 dans le cadre du processus de Barcelone.
Des conditions draconiennes
Cet accord – sans doute le principal acte de politique étrangère post révolution – est d'une importance capitale car il détermine, dans une large mesure, les choix économiques et le mode développement de la Tunisie postrévolutionnaire. Pourtant, il semble être passé presque inaperçu n'eut été les rares réactions indignées suscitées en Tunisie du fait des conditions draconiennes imposées par le Parlement européen, à la veille de la signature de cet accord, à la Tunisie pour l'octroi d'un prêt de 500 millions d'euros.
Il convient de rappeler que les négociations relatives à ce plan d'action pour un «partenariat avancé» prévues par l'accord de 1995 ont été essentiellement menées par l'ancien régime depuis 2006, puis elles ont été reprises par le premier gouvernement de la troika (l'ex-gouvernement de coalition, NDLR) aboutissant à un premier accord cadre signé en novembre 2012. Toutefois, les négociations pour sa mise en œuvre n'ont pas eu lieu en raison de l'instabilité politique qui a prévalu en Tunisie.
Après la constitution du nouveau gouvernement, les contacts ont repris dans un contexte où la Tunisie avait un pressant besoin de financements extérieurs pour mobiliser les ressources de son budget de 2014 et pour pouvoir continuer à rembourser la dette extérieure qui absorbe l'essentiel des nouveaux crédits contractés après la révolution.
Visiblement, l'UE et le Parlement européen, en parfaite coordination avec le FMI et la Banque mondiale, ont lié l'octroi de nouveaux crédits à la Tunisie à l'adoption du plan d'action qui a été décalé d'une année puisqu'il couvre la période 2013-2017.
Des rapports de domination
En fait, cet accord ne fait que révéler au grand jour le déséquilibre flagrant des relations et des échanges entre les pays du nord et ceux du sud de la Méditerranée qui ont fini par intégrer cette réalité comme une fatalité reflétant le rapport des forces à l'échelle planétaire, se traduisant par la domination exercée par les pays du nord sur ceux du sud.
Cette vérité est, certes, soigneusement éludée et camouflée à l'opinion publique par les déclarations tonitruantes des officiels occidentaux et les clauses de style incluses dans ce genre d'accords où l'accent est mis sur le respect de la souveraineté et du libre choix des Etats.
A cet égard, et en ce qui concerne le plan d'action signé avec la Tunisie, on a tenu à souligner son caractère adaptif, souple et non contraignant, en spécifiant qu'il «pourra être revu par le conseil d'association en fonction des progrès de la mise en œuvre ou d'éventuelles nouvelles nécessités déterminées par la conjoncture en Tunisie ou dans l'Union européenne». Or les dirigeants européens, ainsi que les responsables tunisiens, sont parfaitement conscients que la crise politique et économique structurelle et profonde que traverse la Tunisie justifie amplement le report voire la révision d'un engagement de cette importance stratégique qui implique des choix économiques et sociaux déterminants pour l'avenir de la Tunisie.
Mehdi Jomaa reçoit le commissaire Stefan Füle le 14 avril 2014 à Tunis: l'Europe impose, la Tunisie dispose.
En outre, ces responsables sont conscients que l'endettement excessif qui handicape la Tunisie et l'oblige à se soumettre aux crédits conditionnés, est en grande partie du à la création de la zone de libre échange avec l'UE et à la loi sur les investissements off shore qui ont privé la Tunisie d'importantes ressources pouvant être générées par les impôts et les droits de douanes.
Le plan d'action imposé à la Tunisie
Ainsi, la signature du plan d'action dans les conditions actuelles confirme qu'il s'agit d'un choix imposé et dicté à la Tunisie par l'UE, qui a profité de la complaisance des autorités provisoires et leur disponibilité à privilégier les solutions de facilité destinées à résoudre des problèmes conjoncturels immédiats liés à la crise financière au détriment des intérêts vitaux du pays.
A priori le plan d'action ne fait qu'entériner et étendre le champ d'action de l'accord d'association signé par l'ancien régime avec l'UE en 1995, qui prévoit la création graduelle au bénéfice des deux parties d'une zone de libre échange, limitée en premier lieu au produits industriels puis extensible aux autres secteurs de l'économie, notamment les produits agricoles et les services. En outre, il comporte des engagements de l'UE à soutenir la transition démocratique et les réformes sociaux économiques ainsi que «les nouvelles priorités de la révolution de la dignité et de la liberté dont le seul acteur a été le peuple tunisien et qui porte en elle l'espoir d'une vie meilleure pour les citoyens tunisiens marquant la rupture avec un ancien schéma de développement marqué par les fractures économiques et sociales».
Dans ce même ordre, l'UE s'engage à soutenir l'édification en Tunisie «d'un nouveau projet de société inclusif et équilibré fondé sur la bonne gouvernance, la répartition équitable des richesses, la priorité accordée à l'emploi, au développement régional, la sécurité, la stabilité et la justice transitionnelle»; des actions concrètes sont prévues dont le soutien financier sous forme de dons, l'appui et l'aide à la Tunisie pour la récupération des fonds frauduleusement acquis ainsi que la lutte contre le crime organisé, l'économie parallèle...
De tels engagements rejoignent pour l'essentiel les aspirations du peuple tunisien telles que formulées par la nouvelle constitution, tout en rappelant les belles promesses non suivies d'effet de l'accord de 1995 lui même fondé sur le processus de Barcelone censé aboutir à la construction d'une zone de paix et de prospérité partagée au profit de tous les pays du bassin méditerranéen.
Les intérêts de l'UE privilégiés
Mais le plan d'action omet de reprendre à son compte les nobles objectifs du processus de Barcelone et ne tire aucune conclusion du bilan globalement négatif des accords d'association privilégiant la dimension essentiellement économique, commerciale et sécuritaire, qui détermine l'attitude effective des pays européens et occidentaux à l'égard du sud de la Méditerranée. C'est pourquoi, la Tunisie était en droit, après la révolution, de reconsidérer ses engagements et ses relations internationales et d'en tirer les enseignements qui s'imposent en fonction de ses nouvelles priorités.
Il convient de rappeler que le processus de Barcelone découlait d'une vision politique généreuse qui affichait au départ l'intention des pays du nord et du sud de construire une région de paix, de stabilité et de prospérité partagée dans la foulée des accords d'Oslo censés mettre un terme au conflit arabo israélien par la création d'un Etat palestinien en échange d'une normalisation des relations des pays arabes avec Israël, prélude à son intégration régionale.
Dans sa dimension économique, ce processus a ouvert la voie à la signature d'une série d'accords bilatéraux de partenariat avec les pays du sud de la Méditerranée dont l'accord de 1995 avec la Tunisie. Ces accords étaient censés aboutir à la création d'une vaste zone de libre échange entre les deux rives de la Méditerranée sur la base du principe de réciprocité prôné par l'OMC moyennant des réformes structurelles financées par l'UE incluant la libéralisation, la privatisation et la mise à niveau des industries des pays du sud en contrepartie du démantèlement progressif des droits de douane afin de parvenir, en ce qui concerne la Tunisie, à la libre circulation des biens industriels avec l'UE en janvier 2008.
Théoriquement, la Tunisie devrait donc bénéficier depuis cette date d'une industrie compétitive lui permettant de tirer un large profit des marchés européens au bénéfice de sa balance commerciale et de sa balance des paiements éternellement déficitaires. Or la mise à niveau de l'industrie tunisienne a échoué et le libre échange n'a profité comme prévisible qu'à la France, l'Allemagne et l'Italie, principaux partenaires de la Tunisie.
En outre, aucun des objectifs de paix et de stabilité n'a été réalisé notamment pour ce qui a trait à la solution de la cause palestinienne, sans compter l'instabilité et le chaos qui règnent en Libye et dans d'autres pays arabes du fait de l'interventionnisme militaire et des ingérences des pays occidentaux.
Ainsi et selon l'évaluation des experts et des diplomates des deux côtés de la Méditerranée, le processus de Barcelone et les accords d'association ont échoué dans la réalisation de leurs nobles objectifs politiques et économiques de paix et de rééquilibrage des échanges, ce qui a d'ailleurs favorisé les conditions propices à l'avènement de la révolution en Tunisie, prélude à la chute d'autres dictatures arabes.
II importe d'ailleurs de souligner les raisons de cet échec qui s'explique par des préoccupations divergentes, les pays du sud cherchant l'assistance pour s'adapter aux contraintes de la mondialisation et faire face à leur déficit démocratique en comptant sur la complaisance et la connivence des pays du nord soucieux avant tout de garantir leurs intérêts économiques et leurs approvisionnements en énergie ainsi que leur sécurité face à une région du sud jugée menaçante en raison de l'émigration clandestine associée à l'instabilité politique et à la montée du terrorisme.
Pour un nouveau partenariat
En somme, le processus de Barcelone et les accords d'association conclus par l'UE avec les pays du sud de la Méditerranée reposaient sur une sorte de malentendu historique et sont la résultante d'un rapport des forces défaillant entre le nord et le sud, qui s'est accentué après l'effondrement de l'Union soviétique et la première guerre du Golfe. Celle-ci a été suivie par l'alignement de l'UE sur la nouvelle politique économique et sécuritaire mondialiste et globalisante menée par les USA et basée sur la guerre contre le terrorisme assimilée à la lutte contre l'islamisme radical dans les pays arabo islamiques, considérés comme étant la nouvelle menace dirigée contre l'Occident.
Et c'est dans ce contexte qu'a émergé l'idée de partenariat entre les deux rives de la Méditerranée associée au processus de Barcelone qui avait pour finalité première l'insertion quasi coercitive des pays du sud de la Méditerranée dans l'économie libérale de marché et la mondialisation.
Après la révolution, la Tunisie a maintenu ce choix en dépit de son bilan négatif; ce qui a contribué à accentuer la crise économique et financière ainsi que le déséquilibre des finances publiques qui s'est aggravé, atteignant des seuils critiques, en raison de la politique d'endettement excessif et inconsidéré post révolution.
C'est pourquoi j'estime que ce dossier devrait être soumis à la conférence économique nationale, qui se prépare, afin de parvenir à un consensus national à ce sujet, qui servirait de base à un dialogue stratégique hautement souhaitable entre la Tunisie et l'UE.
Ce dialogue stratégique, politique, sécuritaire et économique, d'ailleurs prévu par le plan d'action, serait l'occasion de définir en commun les contours d'un nouveau partenariat stratégique tenant compte des évolutions géopolitiques majeures dans la région méditerranéenne ainsi que des intérêts bien compris des deux parties.
* Diplomate et ambassadeur.
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