Après trois ans de drames et de sang, le régime d'Assad n'est pas tombé. Mieux (ou pis ?): il fait mieux que résister à une opposition divisée et qui a perdu la «guerre de l'image».
Par Roland Lombardi*
Après plus de trois ans, la guerre civile fait toujours rage en Syrie. Depuis, il y a eu plus de 100.000 morts, 2 millions de réfugiés et 6 millions de déplacés. Aujourd'hui, Bachar Assad est toujours là et semble même regagner du terrain.
Pourtant, dès le début de la crise, en mars 2011, les islamologues et les «éminents spécialistes» (du moins présentés comme tels) français, relayés par les médias, n'ont fait qu'annoncer «la chute prochaine» du régime syrien... Ces erreurs d'appréciations ne seraient pas graves si leurs auteurs, pétris d'idéologies et de parti-pris, ne murmuraient pas à l'oreille de nos ministres et de nos généraux... Car un analyste ne doit pas décrire une situation comme il aimerait qu'elle soit mais plutôt telle qu'elle est!
Le régime syrien marque des points
Pour ma part, je n'ai pas attendu les dernières victoires de l'armée d'Assad pour évoquer la résilience du régime. Dès mon retour du Liban, début 2012, j'ai toujours écrit qu'il fallait être prudent et que la chute d'Assad n'était pas aussi inéluctable que certains de mes confrères voulaient le faire croire. Il suffit de relire mes analyses et articles parus depuis deux ans.
Faut-il rappeler que, notamment sur les questions moyen-orientales, décrypter et démontrer ne veut pas dire cautionner puis approuver ou encore soutenir? L'honnêteté intellectuelle devrait être pour un chercheur de bonne foi, un garde-fou et une règle sacrée.
Par ailleurs, afin ne pas fausser la compréhension d'un évènement, il faut se débarrasser de toute forme d'idéologie ou de mythe. Lorsqu'on étudie la naissance d'une révolution, il faut aussi bannir les deux fables qui voudraient que l'histoire soit faite par les peuples et qu'il existe un sens de l'histoire. Il n'y a pas de sens de l'histoire. Rien n'est jamais joué d'avance et l'histoire n'est finalement faite que par un homme ou un groupe d'hommes plus déterminés que leurs contemporains.
Ainsi, Napoléon disait que pour gagner une guerre il fallait trois choses: de l'or, de l'or et de l'or! Dans le cas d'une guerre révolutionnaire, c'est beaucoup plus compliqué que cela. L'argent, même s'il a son importance, ne suffit pas toujours. Sans vouloir réécrire ici le ''Que faire?'' de Lénine ou encore ''La Technique du coup d'Etat'' de Malaparte, l'histoire nous apprend que la victoire d'une rébellion dépend principalement de quatre facteurs:
- D'abord, un groupe révolutionnaire, sans nécessairement avoir des effectifs nombreux, doit être déterminé, homogène et surtout uni. Il doit avoir à sa tête un chef charismatique fédérateur et intelligent, un tacticien méthodique et un stratège inspiré tant sur le plan militaire que sur le plan politique (Lénine, Franco, Mao, Hô Chi Minh, Castro...).
- Ensuite, les rebelles doivent bénéficier de l'appui d'une puissance extérieure qui les finance ou les arme (Les Insurgents américains avec la France, les bolcheviques avec l'Allemagne du Kaiser, les nationalistes espagnols avec l'Allemagne d'Hitler et l'Italie de Mussolini, le Vietminh avec la Chine...)
- La révolution doit s'attaquer à un régime ou à un souverain vieillissant ou faible (Louis XVI, le Tsar Nicolas II, le Chah d'Iran...)
- Enfin, les révolutionnaires doivent être comme «des poissons dans l'eau» (Mao) parmi la population et «gagner les cœurs et les esprits». Ils doivent, par ailleurs, surtout à notre époque, gagner la «guerre des images».
Les exactions des rebelles islamistes ont choqué l'opinion mondiale et éloigné les soutiens du début.
Si une rébellion ne respecte pas au moins un de ces critères, elle est vouée à un pitoyable échec. Lorsque nous essayons, en toute objectivité, d'analyser les forces en présence en Syrie et l'évolution du conflit, nous nous apercevons (et nous pouvions en être témoin dès les premiers mois du conflit) que les rebelles syriens ne remplissent aucune des conditions sine qua non évoquées plus haut. Au contraire, c'est même le régime syrien qui semblerait, surtout aujourd'hui, marquer des points dans sa contre insurrection. Alors pourquoi, à l'heure où nous écrivons ces lignes, une victoire des opposants syriens paraît de moins en moins probable?
Les faiblesses de l'opposition
- Tout d'abord, l'opposition est fortement divisée – entre Arabes et Kurdes, laïques et islamistes, Frères musulmans et marxistes – et le Conseil national syrien connaît de nombreuses défections du fait de l'influence toujours plus grande des Frères musulmans. Sur le terrain, les insurgés de l'Armée syrienne libre (20.000 à 25.000 hommes) sont dispersés et tout autant divisés. Marginalisés, ils en viennent même à s'affronter entre eux ou à s'opposer violemment aux islamistes (Front islamique avec environ 35.000 à 40.000 hommes) ou aux djihadistes (Jabhat al Nosra et l'Etat islamique en Irak et au Levant, qui regroupent environ 20.000 hommes). De plus, depuis trois ans, aucun leader d'envergure n'a émergé. Il n'y a pas de «commandant Massoud syrien» qui aurait pu fédérer les combattants et surtout présenter une alternative crédible pour les Occidentaux et surtout pour les Syriens...
En face, malgré les désertions des premiers temps de la crise, la cohésion des forces spéciales de sécurité et des troupes d'élites du régime est toujours de mise. La vieille garde de l'armée et de l'appareil sécuritaire, qui reste soudée et redoutable, s'y connaît d'ailleurs très bien en matière de répression. Elle n'a donné jusqu'ici aucun signe d'essoufflement. Et Assad, lui, dispose toujours de centaines de chars lourds, d'une aviation efficace et d'une armée, certes affaiblie, mais toujours déterminée avec plus de 200.000 hommes (milices pro-Assad, shabbiha comprises).
- Ensuite, les soutiens extérieurs. Quelle est ou quelles sont les puissances qui appuient les rebelles syriens ? D'abord la Turquie. Mais celle-ci doit à présent faire face à de graves problèmes internes (scandales politiques, contestations sociales...). Puis l'Arabie Saoudite et le Qatar qui financent grandement l'opposition. Mais face à l'échec de leur jeu en Syrie (comme en Egypte pour le Qatar) les monarchies du Golfe sont de plus en plus déterminées... à réduire leurs largesses financières (ce qui risque par ailleurs de relancer les prises d'otages).
Mieux vaut le diable qu'on connaît
Quant aux Occidentaux, nous savons qu'ils ont formé des rebelles et qu'ils leurs ont fourni des armements (mais non des armes lourdes et anti-aériennes, Israël s'y étant opposé dès le début des troubles). De plus, face à une opposition minée par ses divisions et l'emprise toujours plus grande du fondamentalisme, les Occidentaux, échaudés aussi par les résultats de l'expérience libyenne, semblent se lasser. Mieux, depuis septembre dernier, on l'a vu, ils ne sont plus très chauds (à l'exception peut-être des ministres français qui sont les seuls à croire encore aux ''Contes des Mille et Une Nuits'' de nos chers «islamologues») pour une intervention en Syrie (que la Russie n'acceptera d'ailleurs jamais)... Et en somme, sans une intervention occidentale comme en Libye en 2011, aucune victoire totale des rebelles n'est sérieusement envisageable.
Bachar Assad, quant à lui, bénéficie toujours du soutien indéfectible de la Russie, la puissance renaissante devenue incontournable dans la région et ailleurs... On l'a vu, le veto russe, sans parler du chinois, au Conseil de sécurité de l'ONU, protège le régime. Par ailleurs, Moscou appuie financièrement et militairement Assad. Mais au-delà de l'envoi massif d'armes et de munitions, des conseillers russes, spécialistes des guerres asymétriques et rodés par les guerres de Tchétchénie sont aussi présents à Damas.
Le régime syrien est aussi soutenu par l'Irak (pétrole et volontaires) et surtout l'Iran qui a lui aussi dépêché des «conseillers» issus des Pasdarans, les troupes d'élite de Téhéran. Quant au Hezbollah, ses combattants sont venus en nombre se battre aux côtés de l'armée loyaliste. Leur riche expérience de la guérilla face à une des armées les plus efficaces au monde (Tsahal) a d'ailleurs fait ses preuves sur le terrain syrien... Notons aussi que, demain, Assad pourra profiter du soutien de l'Egypte du maréchal Al-Sissi, le Caire ayant rétabli ses relations diplomatiques avec Damas depuis la reprise en main du pouvoir par les militaires en juillet 2013...
Enfin, Assad peut compter sur la «neutralité» d'Israël. Là aussi, il faut arrêter avec les fantasmes. Car, si l'Etat hébreu est le seul pays à être intervenu à plusieurs reprises en Syrie en frappant des convois d'armes destinés au Hezbollah, les Israéliens préfèrent certes, pour leur propre sécurité, une guerre civile qui perdure. Mais surtout, au final, ils peuvent même espérer le maintien au pouvoir d'Assad qui, affaibli, sera peut être amené ultérieurement, en cas de victoire, à prendre langue avec Tel Aviv pour redorer son image auprès de la communauté internationale... «Mieux vaut le diable qu'on connaît à celui qu'on ne connaît pas» reste leur leitmotiv.
Sur ce point donc, c'est le régime qui a encore l'avantage. Car ce ne seront pas les «perfusions financières» du Qatar à la rébellion ni l'afflux de «brigades islamistes internationales» (dont le fanatisme et l'expérience de certaines en font néanmoins de coriaces adversaires) qui pourront changer concrètement le cours des évènements...
- Sur la solidité du régime. La principale erreur d'appréciation des Occidentaux dans le cas syrien est d'avoir fait une vulgaire analogie avec la Tunisie, l'Egypte et la Libye. Les «spécialistes» ont gravement oublié les caractéristiques propres à la Syrie et les spécificités du régime.
Les chrétiens, les Kurdes et les autres minorités n'ont pas tardé à choisir leur camp.
Assad n'est pas Ben Ali, Moubarak ou Kadhafi
A la différence de Ben Ali, Kadhafi ou encore Moubarak, Bachar Assad est jeune. A 48 ans, il est le plus jeune des dirigeants arabes. De plus, la principale force du régime d'Assad est qu'il s'appuie d'abord sur son clan, sa communauté (alaouite) très militarisée mais aussi sur de solides alliances sunnites.
Par ailleurs, de par la composition confessionnelle du pays, pour Assad, la fuite ou l'exil aurait signifié le massacre inévitable de sa communauté et de sa famille. D'où cette fuite en avant et ce jusqu'au-boutisme qui le caractérise. Aussi, l'importance de son entourage a été négligée. Les Assad sont des Borgia à l'orientale, préférant seulement le révolver au poison, à l'image de l'impitoyable frère de Bachar, Maher, le patron de la garde républicaine. Machiavel les aurait certainement approuvés. S'ils sont cruels, sans scrupules et retors, ils sont aussi des calculateurs froids, rationnels et de fins connaisseurs des rapports de forces bruts. Pour l'heure, en n'ayant pas fui et en tenant bon, Bachar «le lion» («assad» signifie «lion» en arabe) projette une image de détermination et de force aux yeux des Syriens comme du monde arabe. Et en Orient, ce n'est pas négligeable...
Là encore, les observateurs qui prédisent depuis trois ans la chute imminente des Assad ne doivent pas connaître leur mentalité ni leur histoire...
- Sur la «guerre des images» et la conquête «des cœurs et des esprits». Assurément, en se comportant comme «des requins dans l'eau» parmi les populations, les djihadistes sont loin de gagner le cœur des Syriens. Mise à part les représailles ou la vengeance, aucune alternative susceptible d'obtenir l'allégeance de la population ne se profile. De plus, même si le régime utilise les pires techniques de répression, ce n'est pas avec des attentats visant des civils, des prises d'otages ou des images d'exécutions sommaires, de cannibalisme (en mai 2013, un chef rebelle mangea le cœur d'un soldat loyaliste), d'exactions diverses, de décapitations, de crucifixions de chrétiens..., que l'opposition syrienne remportera la «guerre des images». Au contraire, lorsqu'en avril dernier, Assad visite, sous le feu des caméras, la ville chrétienne de Maaloula saccagée et pillée par des djihadistes et récemment libérée par ses troupes, il sait qu'il va interpeller l'opinion publique occidentale (majoritairement chrétienne)...
A présent, il est quasiment certain que le président syrien sera bientôt réélu pour un nouveau mandat de sept ans et à la lumière de notre analyse, il semblerait qu'il faille encore compter avec lui pendant longtemps. Lorsqu'il n'y a pas de solution mieux vaut ne rien faire, que de faire n'importe quoi.
Pour autant, les puissances occidentales, qui ont par ailleurs suspendu leurs livraisons d'armes aux rebelles, devront se diriger vers une solution politique malgré les échecs précédents. Il y aura alors encore des conférences de paix sur la Syrie de type Genève 1 et 2, des trêves et des armistices «à la libanaise». Dans tous les cas, les aspirations démocratiques syriennes risquent fort de passer par pertes et profits. Mais finalement, après trois ans de drames et de sang, peut-être que les Syriens ne souhaitent aujourd'hui plus qu'une chose: le retour à la paix.
Quant aux responsables français, qui ne jurent que par la chute d'Assad, ils devraient plutôt revoir la priorité de la France dans ce dossier, à savoir la gestion efficace de la grave problématique des centaines de djihadistes français en Syrie (que certains discours officiels anti-Assad ont pu d'ailleurs susciter indirectement le départ). Malheureusement, celle-ci requiert inévitablement la collaboration des services syriens. Les Espagnols, les Allemands et les Italiens, confrontés au même problème (dans une moindre mesure toutefois), l'ont compris, puisque des responsables de leurs services de renseignements se sont déjà rendus à Damas. Est-ce que l'Etat français fera enfin preuve du même pragmatisme? Espérons-le.
Aix en Provence, 5 mai 2014
* Consultant indépendant, associé au groupe d'analyse de JFC Conseil.
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