Béji Caïd Essebsi s’est porté garant de l’évolution politique d’un parti monolithique, Ennahdha, qui s’est souvent illustré par ses mensonges, ses revirements et ses volte-face.
Par Faïçal Abroug *
Etonné par le déploiement spectaculaire des forces de l’ordre autour de la cité olympique de Radès et des axes routiers qui y mènent, j’ai tout d’abord cru à un match-derby, à une fête people ou un médiocre one man show. Je n’ai pas dû attendre longtemps pour comprendre : il a suffi, rentrant chez-moi, après le détour classique imposé, que j’allume la télé sur la bonne chaîne pour être édifié. Il s’agissait bel et bien d’un spectacle grandiose : l’ouverture en grande pompe du congrès du parti Ennahdha.
Un spectacle de french cancan dans une mosquée
En guise de congrès d’un parti politique, on a eu droit à une représentation théâtrale si bien ficelée qu’elle rappelle, à bien des égards et à quelques détails près, la belle époque du RCD, le parti unique ayant dominé la scène politique sous le règne du dictateur Ben Ali : organisation minutieuse, faste clinquant, applaudissements et ovations à volonté, déclarations obséquieuses dictées par les convenances, et, surtout, les mêmes têtes, ou presque, de ceux qui étaient aux premiers rangs, il y a plus d’un demi siècle, des têtes familières, si familières que j’ai dû regarder le calendrier pour m’assurer qu’il ne s’agit pas d’un voyage dans le temps passé, des têtes de ceux qui ont réussi à prendre, au dernier moment, le train de la révolution, et qui savent, grâce à une admirable faculté d’adaptation, traverser allègrement toutes les époques troubles et toutes les zones de turbulences pour s’adonner à leur occupation favorite : manger à tous les râteliers.
J’ai même vu parmi les invités les dirigeants de petits partis socio-démocrates, qui se rangent sous l’enseigne lumineuse de l’opposition et qui se distinguent par une incohérence notoire : un coup à gauche, un coup à droite. Ils accusent le gouvernement et Ennahdha, qui en fait partie, de tous les maux, mais n’hésitent pas à accourir dans les réunions du parti islamiste, mondanité oblige et pour être, eux aussi, sous les feux de la rampe.
Il y a aussi les revenants : ceux qui sont redevables au «consensus», à «la réconciliation» et bien entendu à la sacro-sainte «unité nationale» (envoyez la sauce !), fruit incontestable du fameux «himar watani», le dialogue national qui nous a valu un inespéré Prix Nobel de la Paix…, affublés d’une nouvelle virginité, venus se dédouaner de toute responsabilité dans les abus de l’ancien régime, et revenus, comme si de rien n’était, sur les devants de la scène politique, recouvrer, sans le moindre scrupule, le droit de renouer avec la vie publique.
Bref, toute la smala était réunie pour la photo de famille : les destouriens et les néo-destouriens, les rcdistes et les néo-rcdistes, les mutants, les anciens ministres de Ben Ali, les icônes de la classe politique post-révolution, et j’en passe. Les familles des martyrs peuvent enterrer leurs morts.
Une nouveauté tout de même, d’une part, l’émouvante étreinte, en apothéose, à l’instar des mélodrames hollywoodiens des années soixante, entre les frères ennemis d’hier, les deux héros de la réconciliation nationale : Béji Caïd Essebsi et, son alter ego, Rached Ghannouchi, et, d’autre part, les bouffonneries flatteuses de Abdelfattah Mourou en transe, souhaitant la bienvenue au président de la république dans plusieurs langues sous les applaudissements d’un parterre hystérique. Cela m’a rappelé le sketch de feu Nasreddine Ben Mokhtar : «Belarbi ennhibbek, bissouri je t’aime…» (En arabe je t’aime, en français je t’aime…)
D’ailleurs, sur les réseaux sociaux, les vannes et les boutades abondent. La plus pertinente est celle lancée par un ami qui a dit : «En suivant la cérémonie d’ouverture du 10e congrès d’Ennahdha, ce qui a le plus attiré mon attention c’est que le discours des responsables est dans un monde et les réactions de la salle dans un autre : un discours presque laïque devant un public foncièrement salafiste.» Je suis tenté de renchérir : un spectacle de french cancan dans une mosquée!
Plus sérieusement, ce qui m’interpelle dans ce congrès c’est moins la présence du président de la république en tant qu’invité d’honneur que l’allocution qu’il a prononcée devant un public conquis d’avance, qui, pourtant, lui était, pendant de longues années, indécemment hostile. Allocution qui s’articule autour de la question centrale de la séparation entre le domaine politique et celui de la prédication, seul gage, semble-t-il, de l’évolution d’Ennahdha et de sa mutation de parti religieux en un parti civil et démocratique. Qu’à cela ne tienne.
Sans entrer dans une polémique stérile sur la faisabilité d’un tel projet, ce que je ne comprends pas c’est que cette question devienne l’objet d’un débat national alors qu’il s’agit, à mon sens, d’une question qui engage la responsabilité du parti concerné, le seul habilité à trancher sur ce sujet qui se rapporte à ses références identitaires et à son devenir.
Ce qui est grave c’est qu’on nous présente implicitement l’évolution d’Ennahdha et, par ricochet, l’alliance entre ce parti devenu soudain fréquentable et Nidaa Tounes et familles alliées, comme la seule alternative pour mener à terme le processus démocratique et sortir le pays du marasme économique et social dans lequel il s’est enlisé depuis cinq ans.
Mon malaise provient non pas du double langage qui caractérise le discours d’Ennahdha ni des manœuvres politiciennes de son chef qui défend sa paroisse, au sens propre comme au figuré, mais de l’allocution du président de la république sur laquelle il est indispensable de s’arrêter.
M. Caïd Essebsi a d’abord généreusement distribué des satisfécits, des certificats de bonnes mœurs et des titres de noblesse, comme s’il était dans une cérémonie des oscars. Ensuite, il s’est porté garant, avec une certitude déconcertante, sur une simple profession de foi et une appréciation a priori subjective, de l’évolution politique et idéologique d’un parti politique, qui s’est souvent illustrés par ses revirements et ses volte-face, selon l’évolution des rapports de forces. Il faut reconnaître qu’il a ajouté une mise en garde, dont seul l’avenir permettra de mesurer l’impact, rappelant le caractère civil de l’Etat tunisien, ligne à ne pas transgresser.
L’allocution de M. Caïd Essebsi s’est caractérisée par ses contradictions et ses paradoxes. En effet, c’est à coup de versets coraniques que qu’il exhorte, ex-cathedra, Rached Ghannouchi , et à travers lui ses troupes, à rejeter la pensée totalitaire et à respecter le caractère civil et les acquis de l’Etat tunisien. Mieux encore, il appelle ces derniers à séparer le religieux du politique en citant, comble du paradoxe, un verset relatif au prosélytisme et à la prédication, celui où Dieu recommande à son prophète de prêcher la foi en usant de souplesse, de douceur et de bonne parole, stratégie d’islamisation rampante de la société, fondée sur une pédagogie en amont, celle-là même (souvenons-nous) que Ghannouchi recommandait, dans une fameuse vidéo ayant circulé dans les réseaux sociaux, aux salafistes, adeptes d’une approche conquérante visant à imposer manu militari la charia. Et pour finir en beauté, M. Caïd Essebsi affirme du haut de sa chaire que l’islam n’est pas incompatible avec la démocratie. Amen !
C’est là, on l’a compris, un slogan politiquement correct inventé par les pays occidentaux pour nous vendre leurs stratégies géopolitiques et les choix économiques y afférents. Si l’impérialisme «traditionnel» avait besoin de dictatures locales et d’oligarchies corrompues, la mondialisation a besoin d’un islamisme à vocation mercantiliste, disent de nombreux spécialistes. Stratégie mise à mal par Abdelfattah Sissi en Egypte, le retour de la Russie sur la scène politique mondiale, le changement des rapports de forces en Syrie et les contraintes de la politique interne aux Etats-Unis. La France, quant à elle, se cantonne dans un anti-bacharisme primaire, tout en combattant les jihadistes de l’organisation terroriste de l’Etat islamique (Daech).
Béji Caïd Essebsi en VRP d’Ennahdha
La prestation de Béji Caïd Essebsi suscite au moins deux questions: en démocratie, le rôle du président est-il d’accompagner le fils prodigue de la politique dans sa catharsis pour le ramener au droit chemin? Pris à son propre jeu de messie rédempteur, est-il devenu, involontairement, le cheval de Troie dont avait besoin l’islam politique, mû, on ne sait trop par quel miracle, en «islam démocratique» pour investir les institutions de l’Etat et préparer progressivement le terrain à la réalisation, in fine, du projet commun à tous les islamistes?
L’intelligentsia du fan club de Béji Caïd Essebsi et de Nidaa Tounès crieront au génie et me diront, gentiment, que je ne comprends rien à la politique et qu’en fin stratège, leur mentor accule Ennahdha à choisir entre acquérir un droit de cité dans la vie politique du pays et le suicide politique. Ce à quoi je rétorquerai par la fameuse réplique de Sganarelle : «A malin malin et demi !»
J’espère, je souhaite même, s’agissant du devenir de nos enfants et de nos petits-enfants, que l’histoire démentira tous les sceptiques.
Un dernier mot sur la question de la séparation entre le politique et la prédication qu’on impose à notre réflexion comme si notre destin collectif et individuel en dépendait. Il ne faut pas nourrir d’illusions. Il suffit d’écouter les déclarations des responsables d’Ennahdha aux micros de différents médias pour s’en convaincre : il n’est pas question de renoncer à nos «références» car il faut entendre, par «séparation», spécialisation : certains s’occuperont de politique, d’autres se chargeront de la prédication, d’autres encore s’occuperont des associations caritatives… Bref, c’est une approche organisationnelle, technique, juste des modalités pratiques. Autrement dit un jeu de rôles.
Le clou de l’histoire, pour finir sur une note optimiste, c’est la perle dont nous a gratifié, affichant un sourire d’autosatisfaction, l’un des barons des médias privés au micro de sa propre chaîne (Nabil Karoui, patron de Nessma TV, Ndlr), une perle qui mériterait la palme d’or de la tautologie involontaire: «Ennahdha a changé, il a évolué de l’islam politique à l’islam démocratique.» Autrement dit, de l’islam politique à l’islam politique.
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