Le dossier des hommes d'affaires interdits de voyage, poursuivis en justice ou risquant de l'être, crée un malaise dans le milieu des affaires et constitue un casse-tête pour le gouvernement. L'économie du pays, elle, ne cesse d'en subir les retombées négatives.
Par Ridha Kéfi
Hédi Djilani, ancien président de l'Union tunisienne de l'industrie, du commerce et de l'Artisanat (Utica, patronat), est interdit de voyage alors qu'aucun jugement n'a été prononcé à son encontre pour justifier cette interdiction.
M. Djilani, on le sait, est un parent par alliance de l'ex-président Ben Ali, mais est-ce une raison suffisante pour le priver de liberté? Et si la justice n'a pas pu apporter des preuves tangibles de son implication dans des affaires de corruption et de malversations, est-ce de la faute de M. Djilani?
Le patronat monte au créneau
La semaine dernière, le conseil administratif de l'Utica a annoncé la création d'un comité de soutien et de défense de son ancien président. Se disant convaincus et ayant les preuves de la régularité de la gestion financière de leur organisation sous le long règne de M. Djilani (1987-2011), les membres du conseil administratif de la centrale patronale ont demandé aux autorités la levée, le plus tôt possible, de la mesure d'interdiction de voyage le frappant depuis plus de deux ans.
Hedi Djilani.
Autre cas, autre injustice: celui de Marouen Mabrouk, lui aussi parent par alliance de l'ex-président, soumis au même régime d'interdiction de voyage. Pourtant, un récent rapport d'expertise sur ses biens, réalisé par trois experts indépendants à la demande de la Commission de la confiscation, a établi la traçabilité de ses sociétés et de ses biens, confirmant qu'ils proviennent soit d'un héritage soit de bénéfices en résultant.
Le rapport d'expertise, qui a dressé un inventaire de tous les biens de l'homme d'affaires et de ses déclarations d'impôts, comprend 150 pages et plus de 1.000 procès-verbaux, de déclarations d'impôts et d'enregistrements à la Bourse de Tunis. L'analyse détaillée de tous ces documents n'a pas relevé de biens mal acquis dans le patrimoine de l'intéressé.
Les coupables désignés
Marouen Mabrouk, on le sait, est l'héritier, avec ses deux frères, de Ali Mabrouk, l'un des pionniers de l'industrie tunisienne. Le patrimoine familial s'élève à 10 sociétés montées par le fondateur du groupe entre 1947 et 1972, dans les secteurs de l'agroalimentaire, de la promotion immobilière, de la gestion financière, etc.
Le rapport des trois experts ajoute que les opérations d'investissement effectuées avant l'accession de Ben Ali au pouvoir et avant le mariage de Marouen Mabrouk avec Syrine, la fille de Ben Ali, ont suivi le même rythme normal qu'après ces deux dates. Ils n'ont pas relevé d'opérations douteuses ou non étayées par les écritures. En d'autres termes, le patron du groupe Mabrouk n'a pas bénéficié de prébendes du fait de son alliance avec l'ancien président. A défaut d'apporter la preuve du contraire, la justice serait bien inspirée de lui rendre sa liberté de mouvement, car il serait sans doute beaucoup plus utile au pays s'il était dans de meilleures dispositions psychologiques et morales, et plus confiant dans l'avenir.
Marouen Mabrouk.
On pourrait citer un troisième cas, celui du magnat de la télévision, Sami Fehri, patron d'Attounissia TV, maintenu en prison malgré des jugements en sa faveur, annulés à chaque fois par la chambre d'accusation. Pour de mystérieuses raisons. L'intéressé, dans une récente lettre, a souligné la dimension politique de son procès: s'il avait accepté de changer la ligne éditoriale de sa chaîne et d'en faire un média au service d'Ennahdha, son sort aurait été bien différent, a-t-il laissé entendre. Qu'on nous donne seulement une raison pour ne pas le croire...
Tractations et arrangements sous la table
Au total, près de 400 hommes d'affaires ont été inscrits, en 2011, sur la liste des personnes interdites de voyage. Ce chiffre, dit-on, a beaucoup baissé. Ils seraient aujourd'hui quelques dizaines. Reste à savoir par quel miracle et sous quelles conditions beaucoup d'hommes d'affaires ont-ils bénéficié du... pardon? Et du pardon de qui? Les Tunisiens, qui sont censés être les victimes de la corruption sous l'ancien régime, sont tenus dans l'ignorance des mystérieuses évolutions de ce dossier, des tractations de coulisses ou d'éventuelles «arrangements sous la table», dont a parlé Mohamed Abbou, ancien ministre démissionnaire de la Réforme administrative, qui doit en savoir un coin sur ces pratiques.
Sur un autre plan, et alors que l'économie nationale tarde à entamer la reprise espérée, que l'Etat s'endette pour financer son budget de l'année en cours et que l'investissement intérieur et extérieur marque le pas, ce dossier des hommes d'affaires interdits de voyage, poursuivis en justice ou risquant de l'être, n'arrange guère la situation. Il crée même une atmosphère délétère où, aux craintes des uns répondent les soupçons des autres, empêchant la confiance de s'installer et l'économie du pays de retrouver cet élan qui lui permettrait de réaliser les 7 ou 8 points de croissance dont elle a besoin pour trouver du travail à 700.000 chômeurs, dont plus de 200.000 issus des universités.
Sami Fehri.
Ce dossier faisait, jusque là, l'objet de surenchères politiciennes sur le thème bien commode de la réalisation des objectifs de la révolution, comme si celle-ci était l'apanage d'une partie des Tunisiens... contre une autre.
L'esprit de vengeance étant un mauvais conseiller et les règlements de comptes une piètre méthode, certains ont cru qu'en mettant tel homme d'affaires en prison ou en empêchant tel autre de voyager, la Tunisie en sortirait revigorée et retrouverait son dynamisme perdu. Au vu de la situation économique actuelle, catastrophique à plusieurs égards, on ne peut pas dire qu'ils ont vu juste.
D'autres, plus malins ou se croyant tels, se sont emparés du dossier pour se lancer dans des marchandages de coulisses et de... dessous de tables : harcelant, intimidant, rackettant... renouant au passage avec les pratiques de l'ancien régime avec lequel ils prétendent vouloir rompre. Les malins d'aujourd'hui, qui ont la mémoire courte, espèrent-ils échapper longtemps au sort qu'ils infligent aujourd'hui aux malins d'hier?
Et que dire de la justice, appelée à gérer un dossier aussi complexe et dont les conséquences sur la transition politique en cours sont incommensurables.
Véritable écurie d'Augias, non encore nettoyée des miasmes d'un passé puant, cette institution est-elle suffisamment réformée, indépendante et crédible pour que ses verdicts, concernant les procès impliquant des hommes d'affaires, ne soient pas soupçonnés de parti-pris ou assimilés à des règlements de compte dictés par des pouvoirs occultes?
Pour sortir de l'impasse
D'autres solutions, que le passage par la case justice, sont-elles envisageables pour restituer aux Tunisiens leurs dus, libérer les hommes d'affaires de la hantise des poursuites judiciaires et mettre de la confiance et du mouvement dans la machine économique grippée?
Pour sortir de cette impasse, préjudiciable à toutes les parties, et surtout au pays, certains experts judiciaires et financiers préconisent, à juste titre, la promulgation d'un «décret-loi d'indemnisation, de transaction pénale et de conciliation», qui permettrait à l'Etat de récupérer – après enquête et reconnaissance des abus par les personnes concernées – tout ce qui lui aurait été pris de manière illégale et aux hommes d'affaires de payer leurs dettes aux contribuables et de retrouver la liberté et la confiance nécessaires à la reprise de leurs activités.
C'est en assurant travail et dignité à ceux qui l'ont faite que l'on immunise le mieux la révolution, et non en vouant aux gémonies tout ceux dont le seul tort est d'avoir appartenu à l'ancien système et en garantissant l'impunité à ceux d'entre eux qui tournent casaque et se mettent au service des nouveaux maître (provisoires) du pays.