Dans son prochain numéro, qui sort le 1er décembre, consacré aux «Nouveaux vins du vieux monde», le magazine spécialisé américain ‘‘Wine Enthusiast’’ présente une saga des vins tunisiens, racontée par vigneron et négociant tunisien.


Kapitalis vous propose ici la traduction de l’entretien réalisé par le magazine avec Philippe-André Boujnah, fils de Jean Boujnah, vigneron et négociant de vin, patron de la Sicob-Les Celliers de Montfleury, qui vient d’ouvrir un comptoir pour la vente des vins Made in Tunisia à New York.

‘‘Wine Enthusiast’’: Les consommateurs aux États-Unis trouvent peu d’informations sur la vinification tunisienne. Même sur le Net, il n’y a que des bribes d’informations sur le sujet.
Philippe-André Boujnah: C’est vrai. Il y a quelques sites Web, mais ils ne sont pas souvent mis à jour. Parfois, ils se résument à une simple page d’accueil. Les gens en Tunisie ne sont pas «très ordinateurs». Bien que les choses sont en train de changer, tout, en Tunisie, se fait à un rythme plus lent.
Nous exportons déjà des vins tunisiens sous une forme ou une autre depuis un certain temps, en particulier en Europe. C’est la première fois que nous visons les consommateurs américains. Nous tentons cette première expérience pour  voir comment nos produits seront accueillis. En vérité, nous sommes très fiers de l’accueil qui leur a été réservé jusque là par les restaurateurs et les amateurs de vin.

Quels changements avez-vous apportés au vin tunisien pour le distribuer pour la première fois sur le marché américain?
Au cours des 10 dernières années, de nombreux règlements ont été mis en place, des améliorations ont été apportées pour rendre les vins de Tunisie de meilleure qualité et plus abordables. La privatisation a permis de produire et de stocker les vins dans des conditions plus appropriées. Tout est fait selon les normes françaises.
La plupart des vins en Tunisie sont produits par une coopérative subventionnée par le gouvernement, connue sous le nom d’Union centrale des coopératives viticoles (Uccv). Celle-ci dispose de six à huit établissements vinicoles produisant plus de 20 types de vins. L’essentiel du vin tunisien est fabriqué par l’Uccv, et la fabrication est réglementée par le gouvernement.

Parlez-nous des vins produits spécialement pour les Etats-Unis, de l’étiquette que vous avez conçue spécifiquement pour le marché américain…
Dans de nombreuses cultures, le poisson est le symbole de la chance. Nous sommes donc venus ici avec le poisson comme symbole, qui a une résonance particulière dans les cultures chrétienne, juive et musulmane. [Les bouteilles de vin portent des pendentifs en argent en forme de poisson.]
En outre, nos vins sont faits pour être pris avec des aliments. Ils sont conçus pour être consommés à table, en particulier avec les fruits de mer.
Le poisson est un aliment de base de notre régime méditerranéen. Il est un symbole important dans la culture tunisienne. En Tunisie, tout le monde a un poisson d’argent accroché quelque part à la maison. Car cela porte la chance. C’est donc naturellement que nous avons choisi le poisson comme un symbole pour notre introduction dans le marché américain.
Et puis, il y a eu le précédent de l’introduction des vins grecs aux Etats-Unis. Il y a eu un véritable engouement pour les vins grecs, mais les restaurateurs étaient très gênés car ils avaient du mal à prononcer leurs noms. On a donc opté pour un nom que les gens ne pourraient pas oublier si sitôt: ‘‘Les Poissons’’.

Pouvez-vous nous parler de la cuisine tunisienne et des mariages des vins tunisiens avec les plats typiques?
Le «gris» est l’un de nos vins les plus populaires, et il se marie bien avec le poisson. Aux États-Unis, on l’a classé dans la catégorie ‘‘rosé’’ en raison de sa couleur virant au rouge.
La cuisine tunisienne n’a pas la saveur sucrée et salée, comme la marocaine. Elle est beaucoup influencée par les cuisines française et l’italienne.
Le meilleur couscous se trouve très probablement en Tunisie – il est savoureux, à base de tomates, avec des ragoûts de poisson. Il est rare, par exemple, de trouver, en Tunisie, du couscous aux amandes et aux raisins secs.
Nos vins se marient bien avec les produits du terroir. Mais je veux que les gens essayent des vins tunisiens avec des aliments qui ne sont pas tunisiens.
En fait, l’huile d'olive est la principale exportation [agroalimentaire] de la Tunisie, les touristes en sont probablement les plus gros importateurs.

Y a-t-il une croissance du tourisme en Tunisie? Pourrait-on intéresser les consommateurs américains aux produits tunisiens?
La Tunisie a toujours été un endroit très touristique. Elle attire surtout les touristes européens. Ils sont, bien sûr, très proches. Mais la Tunisie dispose de belles plages et elle offre une grande hospitalité.
Le pays, tout en étant assez libéral, est très porté sur les valeurs familiales. L’influence française est toujours là.
Il y a un couple de voyagistes qui organisent des circuits viticoles en Tunisie. Les visiteurs peuvent voir des agriculteurs travaillant la terre. C’est très organique et intéressant à voir.

Les touristes peuvent boire du vin librement en Tunisie?
Les touristes peuvent boire en Tunisie, en particulier dans les stations touristiques et dans les restaurants huppés. L’influence européenne est partout. Vous pouvez le voir sur la plage, dans la cuisine... C’est la Méditerranée, vraiment. Vous pouvez également acheter des vins dans les épiceries. [En raison des restrictions religieuses], vous ne verrez pas en Tunisie des gens boire du vin en public, comme en Europe ou aux Etats-Unis, mais la consommation du vin est permise.

Votre père [Jean Boujnah] a créé la marque. Parlez-nous de lui.
Mon père est très entrepreneur. Il considère la cave davantage comme une entreprise. Il ne veut pas acheter des terres, car il connaît la difficulté qu’il y a à obtenir une cohérence entre les diverses parcelles de terre. Le gouvernement et l’Uccv possèdent, de toute façon, les meilleures parcelles. C’est ainsi qu’il obtient les meilleurs raisins. Avant de venir au vin, il a loué ses services à des réalisateurs de films étrangers, ouvert même des salons de coiffure. Puis il est passé au vin. Il a acheté la cave Lavau, près de 100 ans après sa fondation, avec plusieurs autres partenaires dans le groupe Sicob qu’il a rebaptisé Les Celliers de Montfleury. Bien entendu, la vinification tunisienne remonte beaucoup plus loin dans l’histoire.

Oui, les Phéniciens étaient des vignerons…
Nous devrions parler de Magon, un agronome phénicien qui a vu les avantages de la culture du vin il y a 2000 ans. Il a écrit un traité d’agronomie où il a consacré des pages à la viticulture.
Saviez-vous que l’ancien nom de la Tunisie est Ifriqya, qui est utilisé aujourd’hui pour nommer l’ensemble du continent? Ifriqya est devenu l’Afrique!

Finalement, tout revient à la Tunisie?
[Rires] La Tunisie est un pays merveilleux. C’est un modèle pour le monde arabe. Notre premier président Habib Bourguiba, qui a gouverné de 1957 à 1987, était marié à une femme française. Preuve que la culture du vin est là pour rester.

Traduit de l’anglais par Imed Bahri

Source: ‘‘Wine Enthusiast’’

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Le vin tunisien à la conquête de l’Amérique (1/2)