La croissance économique soutenue traduit un enrichissement général du pays. Elle peut aussi induire un creusement des inégalités entre individus, classes sociales et régions. Analyse appliquée à la Tunisie... Ridha Kéfi
Pour mesurer l’évolution de l’activité économique d’un pays, les économistes et, dans leur sillage, les décideurs politiques, se réfèrent généralement à la variation du Produit intérieur brut (Pib).
Croissance, enrichissement et endettement
La croissance du Pib d’un pays est censée traduire son enrichissement global. Sauf que, pour avoir vraiment un sens, cet indicateur doit être confronté à (et complété par) d’autres, car il pourrait s’avérer trompeur. Et pour cause: une croissance du Pib pourrait provenir simplement d’une croissance démographique et ne pas être nécessairement couplée à une baisse du chômage ou à une décélération de l’inflation.
Mais encore: la croissance du Pib d’un pays ne traduit pas nécessairement une augmentation du pouvoir d’achat des citoyens. Elle pourrait cacher aussi leur endettement croissant. Par exemple, en Tunisie, où 80% des ménages sont propriétaires de leur logement, le remboursement des crédits immobiliers représenterait près de 40% du revenu des ménages, dont les membres multiplient les petits emplois secondaires ou recourent au système D pour joindre les deux bouts, parfois à la limite la légalité.
Selon des statistiques publiées par la Banque centrale de Tunisie (Bct), le nombre de Tunisiens endettés s’élèverait à 868.000 en 2009, contre seulement 50.000 en 2003. Ce nombre s’est multiplié par 17,3 en 6 ans, en raison des facilités offertes par les commerçants avec les payements étalés sur de longues périodes.
De même, la croissance de la richesse nationale et l’amélioration des indicateurs macro-économiques d’un pays pourraient induire une aggravation des inégalités de revenu entre individus, sexes, classes sociales, régions et même entre entreprises.
Les chômeurs de luxe
La Tunisie a connu une croissance annuelle moyenne de 5,2% au cours de la période 1962-2008, avec un pic de 17,7% en 1972 et un palier inférieur de -1,4% en 1982. Revers de la médaille: plusieurs catégories de personnes n’ont pas bénéficié de cette croissance soutenue, notamment les jeunes peu formés, les travailleurs non qualifiés, les petits agriculteurs, les petits commerçants, les artisans, et, depuis quelques années, les jeunes diplômés de l’enseignement supérieur, dont la sur-qualification est devenue un handicap majeur dans la recherche d’emploi.
Ainsi, la proportion de demandeurs d’emploi issus de l’enseignement supérieur est passée de 0,7% de la population active en 1984 à 4% en 1997, puis à 20% en en 2000, avant de dépasser 50% en 2009. Le nombre de diplômés officiellement déclarés au chômage en 2009 s’élevait à 125.000, les filles étant deux fois plus affectées par le phénomène que les garçons.
Le réveil brutal des régions
Autre effet pervers induit par cette croissance soutenue, et dont on commence à prendre conscience – comme dans un réveil brutal – après les événements du bassin minier de Gafsa, en 2008, de Ben Guerdane et de Sidi Bouzid cette année: les inégalités régionales.
Entrée de Sidi Bouzid par Gafsa.
En effet, certaines régions, qui attirent des investissements importants (sur les côtes), se trouvent plus favorisées que d’autres (à l’intérieur du pays) qui en attirent beaucoup moins. L’urbanisation accélérée qu’induisent les investissements dans les régions favorisées provoque un important appel d’air qui se traduit par le dépeuplement des régions défavorisées. Celles-ci se trouvent ainsi davantage marginalisées et les écarts de niveau de vie entre les unes et les autres se creusent automatiquement, alors que les moyens de communication de masse rapprochent les modes de vie et que le spectacle de la richesse de la minorité de privilégiés s’étale sur les écrans des télévisions.
Cette réalité est révélée par les différentes enquêtes nationales sur le budget de la consommation des ménages. Celles-ci montrent, en effet, à qui veut lire les chiffres, que la consommation moyenne par personne des 10% des Tunisiens les plus riches du gouvernorat de Tunis représente 6 fois la dépense moyenne par personne des 10% des Tunisiens les plus pauvres vivant dans le cente-ouest du pays, écart qu’aggrave les flux migratoires de l’intérieur vers les régions côtières.
Un développement à deux vitesses
Les politiques et mécanismes sociaux (Fonds de solidarité nationale, etc.) qui cherchent rééquilibrer la redistribution des richesses nationales, peuvent aider à réduire le rythme de creusement des inégalités entre régions. Mais en l’absence de véritables politiques de développement adaptées à chaque région selon ses spécificités et, surtout, selon ses besoins, ces inégalités continuent malheureusement de se creuser.
Face à l’ampleur des retards ainsi accumulés, ces politiques et mécanismes deviennent des remèdes soporifiques, qui atténuent le mal mais ne le guérissent pas totalement. Elles peuvent modérer les sentiments d’abandon et d’injustice chez les populations défavorisées, mais elles n’y mettent pas fin. L’exigence d’égalité et de justice finit par s’exprimer d’une manière ou d’une autre.
Ce qui s’est passé récemment à Sidi Bouzid est symptomatique de ce développement à deux vitesses, induit par une croissance économique réelle, mais qui ne profite pas à toutes les composantes de la société.
Il est certes difficile de rattraper en quelques années les retards cumulés en un demi-siècle, mais il n’est jamais trop tard pour essayer de rectifier le tir en réorientant, vers les régions intérieures, les efforts de développement dans le pays.
Ce tournant a d’ailleurs déjà été pris par le gouvernement. Le Président Ben Ali n’a cessé, au cours des dernières années, de prendre des mesures en faveurs des régions intérieures. Ces mesures devraient être renforcées et approfondies, en tenant compte, à la fois, des moyens dont dispose le pays, des besoins spécifiques des régions et des potentiels (inexplorés) qu’elles recèlent.
Le secteur privé a, lui aussi, un rôle important à jouer dans la redynamisation des activités économiques dans les régions. Plus que d’incitations fiscales ou autres, il a besoin d’un environnement où règne une confiance mutuelle, c’est-à-dire moins d’administration et plus de transparence.
Les annonces d’investissements faites ces derniers jours par certains groupes privés (Poulina Group Holding, Leoni Tunisie, Lotfi Abdennadher, Faouzi Elloumi ou encore Chafik Jarraya) vont dans le bon sens. Nous espérons seulement que ces investissements, annoncés dans une conjoncture assez particulière, dépassent le simple... effet d’annonce.
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