Hakim El Karoui rencontrera le public tunisois ce soir, à la librairie Mille feuilles, à La Marsa. Il présentera (et signera) son nouveau livre ‘‘Réinventer l’occident’’. A cette occasion, il a accordé un entretien à Kapitalis.
Né à Paris en 1971 d’un père Tunisien et d’une mère française, Hakim El Karoui assume pleinement sa double culture et sa double nationalité. Diplômé de l’Ecole normale supérieure et agrégé de géographie, il est actuellement directeur à la banque d’affaires Rothschild. Ancien conseiller et plume de l’ex-Premier ministre français Jean-Pierre Raffarin, il est le fondateur du Club XXIe siècle et, plus récemment, des Young Mediterranean Leaders, un réseau de dirigeants du Nord et du Sud de la Méditerranée.
Dans son nouvel essai ‘‘Réinventer l’occident’’, paru cette année chez Flammarion à Paris et Cérès Editions à Tunis, le banquier et essayiste souligne l’émergence d’un monde multipolaire qui se démarque de l’influence politique et économique de l’Occident. Passant en revue les différentes voies vers la modernité développées par des pays comme la Turquie, l’Iran, la Chine, etc., il constate ce qu’il appelle une «désoccidentalisation du monde».
Kapitalis: Ce que vous annoncez dans votre livre n’est pas nouveau. Le discours sur la crise de l’Occident remonte au milieu du 19e siècle, à des penseurs comme Nietzsche, Marx ou Schopenhauer, chacun selon ses paradigmes. La force de cette civilisation ne réside-t-elle pas dans sa capacité à se vivre elle-même sur le mode de la crise permanente, c’est-à-dire de la révolution permanente. En quoi la crise actuelle est-elle différente des précédentes?
Hakim El Karoui: Ce n’est pas l’Occident qui est en cause, c’est la place de l’Occident dans le monde. La crise interne des sociétés occidentales – montée de l’individualisme, mise en place d’un modèle économique défaillant, erreur d’analyses géopolitiques – a des conséquences pour sa place dans le monde. Et pendant que l’Occident s’est abîmé dans l’arrogance et l’inefficacité, d’autres puissances sont apparues. L’Occident a alors pris conscience de sa faiblesse et s’en prend aujourd’hui à des boucs émissaires, au premier rang desquels les musulmans… qui, c’est vrai, y mettent du leur.
L’Occident ne sait pas gérer la montée en puissance de la Chine et des grands émergents. Au lieu d’être uni, il est guidé par des intérêts multiples, ne propose pas de stratégie et perd de l’influence. C’est cette réalité qui est nouvelle: jamais, depuis la Renaissance, l’Occident n’a été aussi en panne d’avenir.
Les musulmans sont les boucs émissaires de l’Occident
Les relations de l’Occident avec les autres entités géopolitiques ont toujours été vécues sur le mode de la domination. Cet Occident, infatué de sa supériorité, sinon raciale, du moins technologique et militaire, est-il capable aujourd’hui de penser la différence en termes d’égalité: par exemple dans ses rapport avec la Chine ou avec le monde arabo-musulman?
C’est toute sa difficulté aujourd’hui. Avec la Chine, il ne sait pas se positionner. Les Chinois sont plus nombreux, ils financent les dettes des pays occidentaux (des Etats-Unis à la Grèce), ils ont une stratégie très claire de développement économique fondée sur les exportations et le contrôle politique de leurs partenaires.
L’Occident a bien compris qu’il n’était plus supérieur, d’autant qu’il se trouve face à un partenaire qui est convaincu de sa grandeur et de la légitimité de sa puissance. Du coup, il ne sait pas comment se positionner. Et il oublie l’idée d’égalité qui serait pourtant simple à mettre en œuvre avec la Chine en revendiquant par exemple la réciprocité des pratiques commerciales.
Avec le monde arabo-musulman, c’est différent: l’héritage colonial, les divisions politiques entre pays arabes, l’avance technologique et financière font que l’Occident se conduit encore en donneur de leçon tout en venant quémander discrètement des contrats aux pays du Golfe. Là encore, l’idée d’égalité n’est pas intégrée.
Pour autant, rien n’indique qu’une prise conscience ne soit pas possible. Cette prise de conscience, c’était celle de la France de Jacques Chirac qui avait refusé la guerre en Irak fondée sur un mensonge.
Plus généralement, il y a une place en prendre côté monde occidental pour faire le lien avec le monde émergent en se fondant sur l’égalité: égalité des droits mais aussi égalité des devoirs.
La désoccidentalisation du monde est une opportunité pour l’Occident
L’irruption de l’Orient (et du Sud) au cœur même de l’Occident, non plus en tant que fantasmes, cultures et exotismes, mais en tant que revendications politiques, économiques et culturelles, a provoqué un véritable séisme, qui a renvoyé l’Occident à ses vieux démons: le rejet de l’autre, l’exclusion, le fanatisme. Face à la montée de l’extrême-droite en Europe, comment la «désoccidentalisation», à laquelle vous appelez, pourrait-elle s’opérer?
Je n’appelle pas à la désoccidentalisation du monde, je la constate. C’est assez différent. Je crois qu’elle peut être une opportunité pour l’Occident. C’est au moment où il prend conscience qu’il n’est plus surpuissant, que sa volonté a une limite, qu’il peut se rendre compte enfin qu’il a piétiné ses valeurs alors même qu’il a besoin de ces valeurs là pour reconquérir les esprits et les cœurs. L’Occident a besoin de recréer une capacité d’identification, il doit se rendre à nouveau désirable. Il doit aussi refonder son modèle économique, s’endetter moins et produire plus.
Pour les élites progressistes des pays émergents, l’Occident a toujours constitué un modèle de laïcité, de liberté, de démocratie et de progrès technique. Pour eux, la «réinvention» (ou la remise en question) de ce modèle n’est pas forcément une bonne nouvelle car elle risque de renforcer les cultures autoritaires en vigueur dans leur pays. Que leur diriez-vous?
Il ne faut pas forcément s’inquiéter: la désoccidentalisation peut être l’occasion je l’ai dit pour l’Occident de redevenir désirable en étant plus modeste et surtout en mettant en pratique ses discours. En gros, il pourrait enfin avoir les intérêts de ses valeurs plutôt que les valeurs de ses intérêts. Je sais qu’il y a un risque que la démocratie passe pour inefficace et lente: c’est un discours que j’entends beaucoup en Afrique en ce moment où l’on admire la réussite de la Chine ou de certains pays du Golfe. Mais, je crois que les élites progressistes dont vous parlez doivent prendre la parole, à leur tour, plus fortement, pour se faire entendre.
Propos recueillis par : Ridha Kéfi
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