Pour célébrer le 2e anniversaire de l'assassinat du dirigeant de gauche Chokri Belaïd, Kapitalis publie la traduction de ses dernières interventions médiatiques.
Traduit de l'arabe tunisien par Abdellatif Ben Salem
Le 23 janvier 2012, Chokri Belaïd charge les islamistes sur NessmaTv à l'occasion du procès de la chaîne pour avoir diffusé un film «portant atteinte au sacré», en l'occurrence ''Persépolis'' de Vincent Paronnaud et Marjane Satrapi inspiré de la bande dessinée éponyme.
«Ces gens-là ont en commun avec Ben Ali un trait essentiel, tous deux sont des ennemis déclarés de l'intelligence tunisienne. Ils tiennent en horreur l'intelligence des Tunisiens. Ils lui préfèrent la superficialité et l'ignorance crasse. Ce qu'a subi aujourd'hui NessmaTv ne peut être dissocié des combats essentiels actuels, prolongements des combats historiques passés.
Il ne peut être dissocié de ce que le poète Abû-l-Qâsim al-Châbbî a eu a endurer après sa conférence magistrale sur «l'imagination poétique chez les Arabes».
Il ne peut être dissocié du combat mené par cette confrérie en question contre Taha Hussein à la publication de sa thèse sur «La poésie antéislamique et l'avenir de la culture en Egypte».
Cela ne peut être dissocié de leur acharnement contre Tahar al-Haddâd
Cela ne peut être dissocié du supplice infligé au Martyr Husayn Mansûr Hallâj parce qu'il a déclaré :
أنا الحقّ، والحّقّ أنا»
نحن روحين حللنا جسدا
«فإذا أبصرتني أبصرته وإذا أبصرته أبصرتنا.
(الطواسين)
(«Je suis la Vérité, la Vérité c'est moi,
«Nous sommes deux esprits infondus en un seul (corps)/aussi me voir, c'est Le voir et Le voir c'est nous voir» (Tawâsîn, fragments dogmatiques, Trad. Massignon).
Cela ne peut être dissocié de l'essence même de la confrontation avec Abdullâh Ibn al-Muqaffa', qui fut brûlé, les membres intercis et frits dans un chaudron d'huile.
Cela ne peut être dissocié de la persécution des Mu'tazilîtes à Bagdad par les Hanbalites, leurs ancêtres salafistes. Il s'agit par conséquent d'une continuité historique.
Au jour d'aujourd'hui, la Tunisie se trouve à la croisée des chemins de son processus révolutionnaire.
Vous venez d'évoquer le 14 janvier, ces gens n'y ont pas participé. Ils étaient absents de ce processus.
En tant qu'avocat, j'ai ressenti une grande tristesse quand je me suis rendu compte que certains parmi ceux qui voulurent s'en prendre à moi et à mes collègues, il y en a que j'avais défendus à l'époque où il n'y avait encore des islamistes pour les défendre. J'étais dans le point de mire des «services» de Ben Ali parce que j'ai assuré leur défense et j'ai dénoncé les tortures dont ils étaient victimes. Au barreau, nous étions une minorité à oser soulever la question des sévices et des pratiques dégradantes et inhumaines. Je les ai vus remontés à bloc parce qu'ils sont les ennemis de l'intelligence. J'ai du quitter la salle du tribunal sous la protection de mes collègues pendant que les forces de l'ordre observaient la scène sans bouger. J'entamerai une action en justice contre Ali Larayedh, parce que les événements qui ont eu lieu aujourd'hui sont d'une extrême gravité.
Les deux mots clefs du 14 janvier sont Liberté et Dignité, or il ne saurait y avoir de liberté sans cette valeur essentielle qu'est notre diversité et notre pluralité, fondées toutes deux sur la liberté de penser, la liberté de s'exprimer, la liberté de conscience et de croyance, et surtout, et cela constitue une question capitale, la liberté d'accéder à l'information, la liberté de réaliser des recherches scientifiques et, avant tout cela, la liberté de créer.
A propos du film diffusé par Nessma Tv, aucun juge sur terre, aussi puissant soit-il, n'est en mesure d'évaluer un poème, une pièce de théâtre, une chanson ou un film. La création ne peut être évaluée et sa valeur appréciée que par la critique spécialisée et non par les tribunaux.
Ces gens, qui veulent nous imposer leur censure et instaurer comme en Egypte le système répressif de la Hisba et quelle Hisba?, veulent contraindre la Tunisie à faire marche arrière, un pays régis depuis un siècle par le droit positif.
Je leur rafraîchirai la mémoire. Ont-ils oublié que cette terre à donné des hommes de l'envergure de Muhammad Ibn Arafa al-Werghemmî (1316-1401), savant, imam et mufti, qui a défendu, il y a six cent ans, bien avant les Américains et les Britanniques, la cause de l'abolition de l'esclavage. Que c'est sur cette terre qu'a vu le jour la première Constitution civile dans le monde arabe. Que c'est aussi en Tunisie qu'est apparu le plus grand mouvement d'émancipation consigné dans l'admirable «Mudawwana»تفسير التحرير والتنوير («Traité d'Emancipation et de Lumières») du Shaykh savantissime Mohamed al-Tahir Ben Achour, que c'est aussi cette terre qui a enfanté le Shaykh Djaït de la vénérable Université de la Zaytûna, auteur du Code de Statut Personnel. Que cette terre nous a offert également le texte fondateur de notre modernité culturelle «L'imagination poétique chez les Arabes» qui a bousculé nombre d'idées reçues.
Nous avons affaire donc aux résonnances d'un vieil affrontement antagonique opposant deux voies, une voie monocolore, passéiste et obsolète conduisant à la culture de la pensée unique, du gouvernant unique et de la lecture unique du texte sacrée, une culture aussi de la mort, de la violence, du meurtre et de l'abolition de l'autre. Et une voie qui prend en compte tant notre condition d'humains, que la relativité de notre espace et l'image qu'on se fait de la Tunisie, un espèce de jardin où s'épanouissent cent fleurs et brillent cent couleurs, où il est permis de diverger mais dans un cadre civique, pacifique et démocratique.
Je les aurais soutenus s'ils s'étaient présentés ici pour lire une déclaration critiquant Nessma Tv, parce que c'est leur droit, ou s'ils avaient distribué un tract sur l'avenue Habib Bourguiba parce que c'est leur droit, ou s'ils avaient exprimé une opinion contraire, organisé une marche de protestation. En clair, ils ont le droit à la différence, puisque nous ne sommes pas d'accord avec eux, mais de là à agresser des gens comme il l'ont fait aujourd'hui...!
En quittant le tribunal, j'ai vu un gamin de 15 ans qu'on a arraché à son banc d'école pour le pousser à commettre des actes de violence contre les élites de son pays. Je l'ai vu lancer des accusations d'apostasie et s'arroger le droit de prescrire ce qui est licite et ce qui ne l'est pas. En cela les islamistes rassemblent aux agents de l'inquisition du Moyen-âge. C'est pourquoi j'estime qu'on n'a pas affaire à une agression isolée contre un journaliste. Au contraire, les événements qui ont eu lieu ce matin constituent un véritable test pour les médias tunisiens. Mais il faut qu'ils admettent une fois pour toute qu'il ne saurait y avoir de démocratie sans information libre, pluraliste et démocratique.
Cette violence est hautement symbolique car elle prend pour cible en second lieu les défenseurs de droit de l'homme, parce qu'ils n'ignorent pas que les avocats étaient en première ligne contre la dictature de Ben Ali.
En troisième lieu, les universitaires, au sens qu'ils veulent frapper la Tunisie au cœur de ce qu'elle a de plus précieux, son intelligentsia, ses cerveaux, comme ils l'ont fait à l'université des Humanités de la Manouba, cette citadelle du savoir qui a donné à la Tunisie une pléiade de cadres et de compétences parmi les meilleurs qu'ils soient.
En quatrième lieu, l'institution éducative, système névralgique central de la société, dans le but de la paralyser.
En cinquième lieu, aux créateurs, pourquoi oublions-nous les créateurs. Ne s'en sont-ils pas pris à Nouri Bouzid et à Kamel Zaghbani et à tant d'autres?
Je vous ai bien dit que ces gens sont les ennemis jurés de l'intelligence, ils veulent d'une Tunisie baignant dans la fange obscurantiste.
Ce pays manque de ressources, la seule richesse dont il dispose est notre intelligence. Nous n'avons ni pétrole ni rente pétrolière et c'est tant mieux ainsi, autrement nous serions peut-être balayés par cette même vague d'l'ignorance généralisée qui a emporté les pays du Golfe.
Ce pays n'a d'autres richesses que l''intelligence de ses enfants, notre seul et unique capital est ce dénominateur commun que nous avions bâti en bonne intelligence: notre convivance et nos divergences communes.
La violence, qui envahit inexorablement nos institutions, signe avant-coureur du retour à la tyrannie, est l'œuvre de ces gens, ce pourquoi je les considère comme responsables. Quand monsieur le chef de gouvernement présente ses excuses à une seule personne, nous lui disons, non Monsieur, il n'y a pas qu'une seule personne touchée par la violence, ni un seul incident déclaré, qui appellent vos excuses.
Que faites-vous de votre devoir et de votre rôle? Pourquoi les lapsus lingus et les excuses se sont multipliés ces derniers temps. Avons-nous affaire à des institutions ou à un gouvernement d'un Seul. Vous M. Hamadi Jebali et votre ministre, vous devriez assumer la responsabilité de veiller à la sécurité des Tunisiens. Pourquoi les forces de l'ordre sont restées impassibles pendant trois bonnes heures. Je vous fais porter l'entière responsabilité de ce qui a eu lieu et je vous poursuivrai en justice parce que par votre silence, vous vous êtes rendu complice de coupables qui persécutent les Tunisiens et leurs élites.»
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