La campagne politique d’Ennahdha inquiète les observateurs occidentaux et les libéraux tunisiens. Mais ce parti islamiste, avec toutes ses erreurs, pourrait aider à guérir une blessure qui a pesé sur la Tunisie depuis son indépendance et qui a été au cœur de son autocratie et de son instabilité. Par Max Fischer


La révolution tunisienne de janvier 2011 n’a pas l’air d’avoir un rapport avec l’identité divisée du pays. Les islamistes, qu’ils soient Ennahdha ou autres, n’y ont apparemment joué qu’un petit rôle, formel ou informel. Si jamais, c’est une révolte au sein de la couche libérale, laïque de la société que Bourguiba avait dirigée. Les protestataires paraissaient conduits par la conviction que Ben Ali, l’héritier idéologique de Bourguiba, avait renoncé à son pacte implicite avec les Tunisiens. Dans ce pacte, le pays a laissé tomber les libertés politiques de base en échange d’une société relativement progressiste et une économie forte et dominée par la classe moyenne. Après tout, Ben Ali a gouverné avec un bras de fer pendant presque 20 ans ; ce n’est seulement quand l’économie a coulé, que le népotisme est devenu généralisé, et que lui et sa police ont été perçus comme corrompus que les Tunisiens se sont révoltés.

Ennahdha contre les pro-occidentaux

Néanmoins, l’identité tunisienne divisée persiste. Ennahdha a eu le succès le plus large dans l’organisation politique de la Tunisie révolutionnaire. Selon un article dans ‘‘The Economist’’ du 14 juillet, «pratiquement chaque sondage d’opinion place Ennahdha au top». Récemment, elle a obtenu 14%, ce qui parait dérisoire jusqu’à ce qu’on apprenne que le dauphin, un parti libéral, a eu 5%.

Ce n’est pas difficile de comprendre pourquoi : la répression très violente que le groupe a enduré et ses vingt ans d’exil l'ont doté d'une légitimité que les autres partis n’ont pas. Le paysage politique naissant de la Tunisie est tellement fragmenté que la reconnaissance que peut gagner une petite formation prend beaucoup de temps. Il y a environ 50 partis politiques aujourd’hui en Tunisie [à début septembre, ce nombre a dépassé 100, Ndlr], dont la majorité sont nouveaux. Pour comparer, la population des États-Unis est 30 fois plus large que celle de la Tunisie. Si le nombre de nos partis politiques per capita était le même, les Etats Unis en compterait 1.500.

Et il y a autre chose en jeu. Christopher Alexander a écrit dans ‘‘ForeingPolicy.com’’ que «plusieurs en Tunisie, et non seulement les islamistes, croient que les politiques tunisiennes ont été dominées depuis l’indépendance par une frange privilégiée d’élites francophones, formés dans des institutions occidentales ou de tendance occidentale, dont les vies ne ressemblent pas beaucoup aux vies de la majorité de la population».

Longtemps après le renversement de Bourguiba, sa vision de l’identité tunisienne reste aussi agressivement prédominante qu’elle l’a toujours été. La différence est qu’aujourd’hui, finalement, l’autre face de la médaille tunisienne, l’identité initialement incarnée par Salah Ben Youssef, pourrait avoir son mot à dire. Rached Ghannouchi, qui est rentré en Tunisie 16 jours après que Ben Ali l’ait quittée, n’est pas Salah Ben Youssef, mais il représente cette même partie, qui a longtemps souffert et qui a été longtemps opprimée, de la Tunisie. «Le dictateur a quitté, mais la dictature reste», a dit Ghannouchi à une foule qui est allée l’accueillir. «Dieu seul est capable de sortir la vie de la mort. Et on ne peut pas créer un système démocratique depuis un système corrompu et dictatorial».

Ennahdha craint-il la participation politique?

Le dilemme d’Ennahdha n’est pas idéologique. Le groupe semble avoir décidé de travailler sous la conviction que la Tunisie est un pays relativement libéral, laïc, et que le meilleur avenir pour Ennahdha est de réintroduire une identité islamique qui a longtemps été supprimée. Comme l’activiste tunisien Rajaa Basly a écrit dans l’‘‘Arab Reforms Bulletin du Carnegie Endowment’’: «Ennahdha est entré dans l’ère nouvelle avec un discours politique flexible, cherchant à ouvrir une nouvelle page et présenter des garanties qu’il est engagé pour les valeurs de démocratie, de droits de l’homme, de non-violence et le Code du statut personnel (Csp), qui interdit la polygamie et encourage l’égalité des sexes». ‘‘Le Temps’’ a rapporté le 6 février 2011 que Ghannouchi a déclaré que le Csp est inspiré de la charia (la loi islamique), que la polygamie est illégale, que le hijab est un choix personnel, et que la lapidation et l’amputation ne peuvent pas être utilisés pour des jugements.

Le dilemme auquel Ennahdha est confronté concerne la participation. Doit-il vraiment céder sa légitimité à un gouvernement de transition qui pourrait paraître, par moments, aussi bien dominé par des élites laïques, côtières, libérales que ceux de Bourguiba et de Ben Ali ? Le mouvement a oscillé entre prendre part dans et rester en dehors du processus transitoire.

Au début, Ennahdha a refusé de participer dans n’importe quel gouvernement transitoire mais tout en joignant le Comité de la défense de la révolution, un groupe de partis d’opposition dont la demande d’être considéré comme le parlement transitoire a été rejetée et qui a concentré ses efforts sur la protestation.

Ennahdha s’est donc activé pour prendre part au plus puissant des trois comités concernés par le processus transitoire. Ce comité a été baptisé la Haute instance pour la réalisation des objectifs de la révolution, la réforme politique et la transition démocratique, avec la participation d’Ennahdha. Puis, vers la fin du mois de mai, le mouvement a quitté l’Instance après des différends sur le sujet le plus important de la transition démocratique : la date des élections. Ennahdha les voulait le plus tôt, alors qu’il menait encore dans les sondages d’opinion. Mais d’autres entités dans la Haute instance, qui savaient que leurs propres partis avaient encore besoin de s’organiser, voulaient les reporter. Peu après qu’Ennahdha s’est retirée, les élections du 24 juillet ont été reportées à octobre.

Cet épisode insignifiant traduit le dilemme encore plus important auquel Ennahdha a fait face. Vingt ans d’opposition ont fait de lui le parti politique le plus populaire en Tunisie. Participer dans ce qui est certainement un processus compliqué (et la démocratie l’est toujours) risque de compromettre sa crédibilité difficilement gagnée. Ça leur donne aussi une responsabilité partiale d’un gouvernement provisoire imprévisible qui pourrait s’effondrer du jour au lendemain et d’un moment politiquement et économiquement instable dans l’histoire de la Tunisie. Les gens d’Ennahdha ne veulent pas rater leur grand coup dans une participation politique réelle – surtout s’ils sont capables de bien s’y comporter – mais ils se méfient de miser pour leur avenir sur une révolution qui est loin d’être accomplie.

Même si la démocratie tunisienne réussit, la participation est toujours risquée pour Ennahdha. Jouer l’opposition est une pureté facile, mais diriger veut dire prendre des décisions difficiles, qui peuvent diviser un parti réputé homogène. «La fragmentation est une menace réelle pour Ennahdha», selon Basly qui pense que le mouvement est déjà «confronté à des frictions internes». Par exemple, Abdelfattah Mourou, un de ses membres fondateurs, a récemment été écarté du parti par sa jeune génération et a depuis cherché à créer un nouveau parti pour concurrencer son ancien.

La société contre l’Etat policier

Ni l’islamisme en général ni Ennahdha en particulier n’ont joué un rôle notable dans la révolution tunisienne de janvier 2011, mais ils ont un rapport direct avec la brutalité et la corruption qui l’ont déclenchée. Ben Ali était méprisé pour plusieurs raisons, mais deux de ces raisons étaient la férocité de sa police secrète et la nature arbitraire de son règne. Avant que le malheureux vendeur de fruits Mohamed Bouzizi ne s’immole vivant en signe de protestation, il a subi l’humiliation et la torture par cette police corrompue et intouchable.

Ben Ali, comme Bourguiba avant lui, était ou incapable ou réticent de reconnaitre et d’accepter l’autre moitié de l’identité tunisienne, et donc l’avait opprimée là où il se confrontait à elle. Peut-être que Ben Ali détestait les Yousséfistes et les islamistes aussi fortement que Bourguiba (le plus vieux est apparu en direct buvant un jus d’orange en plein Ramadan). Peut-être que Ben Ali voulait construire une société tunisienne qui était plus libérale, laïque, et européenne que celle qu’il avait lui-même trouvée. Ou peut-être avait-il tout simplement peur que l’autre moitié de la société tunisienne représentât un défi inhérent à son règne.

Quel que soit le raisonnement, Bourguiba et Ben Ali ont tous deux consolidé un contrôle immense et un pouvoir tyrannique qu’ils pensaient essentiels pour éliminer les conservateurs tunisiens.

Mais l’autoritarisme pourrait être imprécis et beaucoup de Tunisiens laïcs, libéraux, ou tout simplement indifférents ont trouvé cet Etat policier sur leur chemin. Bouazizi n’était pas un islamiste ou un activiste opposant, mais il a été victime de l’Etat policier qui a été créé pour les éliminer.

Réconcilier les deux identités est la vraie révolution

La peur la plus grande pour Ennahdha – que la même classe des laïcs libéraux qui ont gouverné la Tunisie depuis l’indépendance dominera le gouvernement post-révolution – doit aussi constituer une peur pour la Tunisie. Ce n’est pas difficile de voir pourquoi Ennahdha est concerné. Beaucoup des activistes laïcs libéraux qui paraissent avoir joué un rôle dans la révolution donnent l’impression de chercher un style occidental, laïc et libéral de démocratie. Le même élan s’applique aux responsables gouvernementaux et académiciens aux Etats Unis et en Europe, qui sont en train d’envoyer des aides en argent et en soutien technocratique pour cultiver l’évolution de la démocratie dans une partie du monde qui a longtemps souffert de l’autocratie.

Pour les Occidentaux (ou pour les Tunisiens urbains et côtiers longtemps tournés vers l’Occident), ça doit paraitre l’idéal naturel, universel. Mais une démocratie qui marche est plus que des institutions, des élections transparentes et une justice indépendante. C’est un gouvernement qui embrasse l’identité de la nation et répond aux besoins du peuple. L’identité, qu’on le veuille ou non, est par moments populiste et islamique ; les besoins incluent la reconnaissance officielle et, pour beaucoup, publique de l’islam.

Le gouvernement prérévolutionnaire de la Tunisie, longtemps considéré comme l’un des plus stables de la région, représentait pendant la plus longue période de son histoire, cette partie de la société personnifiée par Habib Bourguiba, même s’il avait été non-démocratiquement élu mais il n’a jamais représenté l’autre moitié. Une faiblesse qu’il a accusée en étouffant cette identité et en déniant ses besoins sociaux et culturels.
Tout gouvernement tunisien qui exclue les islamistes, les marginalise, ou dénie leurs besoins, peu importe si cela paraît démocratique, ne va que perpétuer les contradictions et la tension qui ont mené à la chute du régime de Ben Ali.

Depuis que Bourguiba et Ben Youssef se sont affrontés durant les années qui ont précédé l’indépendance, la Tunisie est divisée. Sa division n’a été sur la base ni d’ethnie, ni de couleur, ni de religion, ni de géographie. Mais a pourtant été existentielle.

La révolution de janvier 2011 offre finalement l’occasion pour les deux parties de la Tunisie de se rapprocher et de rassembler les deux moitiés dans une identité unique de la Tunisie. Si Ennahdha et autres islamistes ont à gouverner aux côtés des libéraux et laïcs, ce sera bien plus qu’un gouvernement totalement représentatif. Ce sera un indice que les deux identités de la Tunisie ne sont pas irréconciliables, que le pays n’a pas à choisir (parmi elles). Si ce jour vient, la Tunisie aura accompli quelque chose de réellement révolutionnaire.

Traduit de l’Anglais par Mourad Teyeb

Source: ‘‘The Atlantic’’.

Lire aussi:

Comment les islamistes peuvent sauver la révolution tunisienne (1/2)