Que se passe-t-il vraiment entre le gouvernement tunisien et les instances européennes? Le torchon brûlerait-il en dépit des démentis officiels?

Par Wajdi Khalifa, correspondant à Bruxelles


«C’est une tempête dans verre d’eau car les deux partenaires ne peuvent se passer l’un de l’autre!», déclare Ghazi Mabrouk, Conseiller spécial de l’Observatoire européen du Maghreb à Bruxelles et Coordinateur du «Comité d’action européen Tunisie».

Touhami Abdouli réplique à Adrianus Koetsenruijter

Dernier événement en date, la sortie médiatique du secrétaire d’Etat Touhami Abdouli – en charge des Affaires européennes – qui a vertement répliqué aux déclarations «off» du 7 mai dernier de l’ambassadeur de l’Union européenne Adrianus Koetsenruijter à Tunis, relatives au conditionnement du partenariat avec la Tunisie à la protection des libertés et notamment de la liberté des médias. Le secrétaire d’Etat a raillé «les malheureux et modiques 100 millions d’euros promis par l’Union Européenne et qui lui donneraient le droit d’interférer dans les affaires intérieures tunisiennes».

On vient d'apprendre, il y a quelques jours, que Catherine Ashton, haute représentante de l'Union européenne pour les Affaires étrangères, a décidé de remplacer M. Koetsenruijter par l’Espagnole Laura Baeza. Ceci n'explique peut-être pas cela, mais ce changement à la tête de la délégation de l'Union européenne à Tunis vient, comme on dit, à point nommé.

Mais il ne s’agit là que la partie émergée de l’iceberg. La visite officielle du président Moncef Marzouki à Bruxelles, qui était envisagée au courant de ce mois de mai, semble avoir été déprogrammée. En effet, les préparatifs annoncés – en son temps – par l’ex-ministre conseiller aux Affaires étrangères à la présidence de la république Abdallah Kahlaoui, pour l’organisation du programme de visite officielle du président tunisien en mai 2012 à Bruxelles, ont été suspendus. Du côté des instances européennes, aucune visite du président tunisien ne semble à l’ordre du jour.

Adrianus Koetsenruijter

Retard dans la mise en route des 11 actions spécifiques

A cela il faut ajouter les flottements constatés dans la maîtrise des dossiers en attente et des dispositions pour une véritable politique européenne de la Tunisie, dans la capitale européenne. Lors de la visite du Premier ministre Hamadi Jebali, à Bruxelles, en février dernier, un échéancier avec 11 actions spécifiques avait été proposé. Sur ces 11 actions, 5 devaient avoir été réalisées au cours du premier semestre 2012. A l’heure actuelle, rien n’a vraiment été mis en place et selon une source européenne la date de la 2e réunion du Task Force Union européenne-Tunisie n’a même pas été fixée! Nos confrère d’‘Africa Intelligence’’, viennent d’annoncer que Bernardino Leon, représentant spécial de l’UE pour le sud de la Méditerranée, pourrait être bientôt dépêché à Tunis pour une franche explication avec Hamadi Jebali.

N’oublions pas que l’Europe c’est 55,4% de nos importations et 74,7% de nos exportations, selon les chiffres du ministère du Commerce et les liens entre la Tunisie et le Vieux continent touchent tous les domaines (migration, culture…)

Face à ces résultats peu satisfaisants, le débat autour de la création d’une ambassade ad hoc, à Bruxelles, en charge du dossier européen, va-t-elle refaire surface? Ce débat, initialement lancée par Ghazi Mabrouk n’a pas reçu l’écho escompté du côté tunisien. La création de cette ambassade permettra-t-elle à la Tunisie de se repositionner dans ses relations avec l’UE?

Sur cette question, Kapitalis a interrogé deux acteurs principaux de ce débat, à savoir Mohamed Ridha Farhat, ambassadeur de Tunisie auprès du Royaume de Belgique, du Conseil de l’UE et de la Commission européenne, et Bernardino Léon, représentant  spécial pour la région du Sud de la méditerranée.

Touhami Abdouli.

A quand une ambassade tunisienne ad hoc à Bruxelles?

L’ambassadeur tunisien, ex-directeur des relations avec les pays membres de l’UE au sein du ministère des Affaires étrangères, a reconnu que ce débat avait déjà fait surface à la fin des années 80. Il s’est réservé de prendre position dans le débat actuel faisant part de son devoir de réserve vis-à-vis de sa hiérarchie.

Même son de cloche chez le représentant spécial qui n’a pas souhaité s’immiscer dans des questions internes à la Tunisie. Mais au-delà de ces réponses très diplomatiques, plusieurs sources européennes nous ont confirmé qu’une telle ambassade ne pourrait avoir que des effets positifs sur les relations tuniso-européennes et certains n’hésitant pas à faire le lien entre l’existence d’une ambassade ad hoc pour le Maroc auprès de l’UE, et le statut privilégiée dont jouit le Maroc auprès des instances européennes.

Une source au sein du Parlement européen nous a fait part de son manque de compréhension face au traitement de faveur dont jouit le Maroc auprès de l’UE en comparaison à celui de la  Tunisie, alors que celle-ci, selon la même source, a de meilleurs atouts mais qui sont mal exploités.

Notons que le Maroc, qui dispose du statut avancé auprès de l’UE depuis 2008, est en train de négocier un nouveau cadre contractuel avec l’UE. En effet le Traité de Lisbonne permet à l’UE de conclure des accords spécifiques avec les pays les plus avancés dans leur relation avec l’UE. Le Maroc a la prétention de conclure rapidement un accord de ce type pour renforcer encore plus sa relation avec les instances européennes. Au même moment la Tunisie court toujours derrière le statut avancé!

De plus le système institutionnel européen évolue et il faut savoir en saisir toutes les opportunités. A titre d’exemple, le Parlement européen a de plus en plus de pouvoir. Il doit désormais donner un avis conforme à tout accord entre l’UE et un pays tiers. Pour défendre au mieux les intérêts de la Tunisie, il faut donc exercer un véritable lobbying au sein même des institutions européennes, à Bruxelles.

Hamadi Jebali et le président du Parlement européen, Martin Schulz,le 2 février à Bruxelles.

A la lumière des projections démocratiques de la Tunisie, de son osmose d’intérêts avec ses partenaires traditionnels, il serait souhaitable que la Tunisie ne se contente pas du «statut  avancé» et rejoigne le Maroc et la Turquie dans leurs procédures de coopération triangulaires, interrégionales européennes et dans leurs dynamiques relationnelles, à la fois multilatérales et bilatérales.

Une nouvelle page de ce rééquilibrage des relations de la Tunisie avec l’UE et du processus «gagnant-gagnant», tant revendiqués par la Tunisie post-révolution, pourrait ainsi devenir effective. Il est donc temps de mettre le débat de la création d’une ambassade ad hoc sur la table pour assurer un repositionnement stratégique dans les relations tuniso-européennes.