Le parti créé par Caïd Essebsi se veut une force de mobilisation et de rassemblement, un front aussi large que possible et une alternative politique pour la consolidation du processus démocratique et de l’Etat de droit.
Par Abderrahman Jerraya*
Deux évènements fort importants ont émaillé ces derniers temps la chronique politique en Tunisie. D’autant plus marquants qu’ils sont survenus après l’affaire dite d’Al-Abdellia (provoquée par l’exposition de tableaux de peinture jugés blasphématoires).
Incompétence et irresponsabilité du gouvernement
Le 1er événement concerne l’initiative de l’Union générale tunisienne du travail (Ugtt) portant création d’un forum national à l’effet de chercher un terrain consensuel autour de certains points essentiels déterminant l’avenir du pays.
Le second est relatif à l’émergence d’un nouveau parti dénommé Nida Tounes (Appel de la Tunisie), fondé et présidé par l’ex-Premier ministre Béji Caïd Essebsi.
La coïncidence temporelle de ces deux évènements n’est pas fortuite. Ils sont l’aboutissement d’une mûre réflexion faisant suite à une analyse approfondie d’une crise chronique sans précédent que ne cesse de vivre notre pays et à laquelle on ne voyait pas d’issue à l’horizon. S’ils affichent un objectif commun (aider au redressement du pays et à l’établissement d’une feuille de route pour les prochaines échéances électorales), ils n’en sont pas moins différents dans la mesure où l’un (celui initié par l’Ugtt) met davantage l’accent sur les dimensions économique et sociale, tandis que l’autre (celui de Bce) a une portée essentiellement politique.
Tout se passe comme si le gouvernement de la «troïka» (la coalition tripartite au pouvoir dominée par le parti islamiste Ennahdha) était dans l’incapacité, à lui seul, de sortir le pays de l’ornière. Pas seulement en raison de la déliquescence de l’économie, du malaise social, de la frustration et de l’exaspération de certaines catégories sociales (familles des martyrs et blessés de la révolution, chômeurs de longue durée, conditions de vie très difficiles pour certains…) et de l’intrusion de l’extrémisme religieux dans l’espace public.
Tout cela, il est vrai, est très difficile à gérer et personne n’a hélas une baguette magique à proposer pour résoudre ces problèmes aussi complexes que multiformes. Mais il n’en est pas moins vrai que le gouvernement a montré des signes d’incompétence et d’irresponsabilité. Le dernier en date était l’affaire d’Al-Abdellia sus mentionnée qui, sur la base de rumeurs, a failli mettre tout le pays à feu et à sang et à l’occasion de laquelle certains dirigeants politiques n’ont visiblement pas été à la hauteur de leurs responsabilités.
Dans ces conditions, rien d’étonnant à ce que des voix autorisées s’élèvent pour tirer la sonnette d’alarme, en proposant des scénarios de sauvegarde.
Dans ce qui suit, je vais me limiter à livrer une réflexion à propos de ce nouveau venu sur la scène politique à savoir Nida Tounès, évènement politique majeur qui ne manquera pas de changer la donne. Je ne l’aurais certainement pas fait, n’eût été le personnage hors norme de son fondateur.
Voilà un monsieur respecté et respectable qui veut se présenter comme un sauveur, qui a plusieurs cordes à son arc, et qui, après avoir roulé sa bosse dans la gestion des affaires des années durant et rendu d’éminents et loyaux services à la nation, se met en avant, certes épaulé par une équipe plurielle mais solidaire, pour répondre présent à l’appel du pays.
Préparer l’alternance pour parer à une nouvelle dictature
Ce n’est évidemment pas le pouvoir qui attire M. Caïd Essebsi. Il n’en a que cure. Il a montré à plusieurs reprises qu’il pouvait s’en détacher facilement pour peu qu’il se sentait mal à l’aise dans l’exercice de ses fonctions. Ce qui l’anime et le mobilise, semble-t-il, est qu’il croit dur comme fer qu’il ne saurait y avoir de démocratie dans notre pays sans un équilibre des forces politiques permettant l’alternance pacifique au pouvoir. Or le constat qu’il faisait des élections du 23 octobre 2011 lui a montré un échiquier politique fragmenté. Un parti largement dominant face à des «poussières» de partis.
Bien plus, sur les 4 millions de personnes qui ont voté, le parti Ennahdha a recueilli 1,5 millions des voix exprimées et obtenu 89 sièges à l’Assemblée nationale constituante (Anc). Mais un nombre non moins important d’électeurs n’ont eu en revanche aucun représentant à ladite Assemblée, leurs voix ayant été dispersées sur un trop grand nombre de micro partis, voire sur des listes de personnes indépendantes.
Le résultat, on le sait, a été une victoire écrasante d’Ennahdha qui domine désormais sans partage la scène politique nationale. Situation qui peut perdurer aussi longtemps que les partis dits d’opposition ne revoient pas leurs stratégies. La conséquence en serait l’appropriation du pouvoir comme du temps du Rcd dissous avec pour corollaire une nouvelle dictature, sachant que le népotisme et la corruption lui sont consubstantiels.
Force est de constater que jusqu’à présent, la plupart de ces partis à «zéro représentants» à l’Anc n’avaient pas pris la mesure des enjeux à venir, étant dirigés par des «chefaillons» dont le souci majeur semble être la présence sur les plateaux de TV pour nous servir un discours répétitif, peu productif, sans impact réel sur l’opinion.
Les vrais défis actuels sont économiques et sociaux
Certes, on a assisté à quelques timides coalitions mais ce n’est pas suffisant pour inquiéter le parti dominant. C’est dans ce contexte marqué par un sentiment d’incertitude, de manque de lisibilité et de lassitude que s’inscrit l’initiative de Bce. Elle se veut une force de mobilisation et de rassemblement, un front aussi large que possible, une alternative politique avec une vision claire et sans équivoque, avec pour objectif la consolidation du processus démocratique et de l’Etat de droit, le respect des libertés individuelles et l’engagement du pays dans la voie de la modernité et du progrès économique et social.
Cette orientation trouve écho auprès d’une bonne partie de la population qui est prête à y adhérer, considérant que la problématique se posant au pays n’est point de nature idéologique, dogmatique mais d’ordres économique et social.
En d’autres termes, le problème en Tunisie post révolutionnaire n’est pas la religion, ni la façon de se vêtir ou de s’alimenter, et encore moins de savoir si la femme doit rester à la maison ou continuer aller au travail. Toute une manière de vivre autour de laquelle il y a un large consensus et à propos de laquelle nos «oulémas» s’étaient déjà prononcés depuis le 19e siècle, en rejetant le rite rigoriste des Wahhabites.
Le vrai problème, et il est de taille, c’est comment donner du travail aux demandeurs d’emploi, comment faire face à la pauvreté et à la précarité, comment atténuer les disparités régionales, comment assurer l’accès à l’eau potable et aux soins pour tous, comment atteindre des taux de croissance à 2 chiffres... Voilà les défis à relever.
Ce n’est malheureusement pas la voie dans laquelle s’est engagé l’actuel gouvernement, mêlant politique et religion, se réclamant d’une idéologie et d’un modèle de société venus d’ailleurs. L’alternative serait-elle celle prônée par Bce? Elle aurait de fortes chances d’être entendue et acceptée par une majorité de Tunisiens si ce dernier réussit à leur adresser un massage clair, crédible, convaincant, à rassembler autour de lui aussi bien les forces démocratiques et libérales que les différentes composantes de la société civile, à être à l’écoute et aux attentes des gens des villes mais aussi de la Tunisie profonde.
Que faire des anciens destouriens et ex-Rcdistes?
Déjà quelques ralliements ont été enregistrés mais le chemin de la victoire reste long et parsemé d’embuches. Un des handicaps et non le moindre est l’architecture particulière de ce parti naissant qui ne semble pas se fondre dans un moule classique (une organisation pyramidale avec à sa tête un chef incontesté et à sa base des militants dévoués, prêts à défendre la bonne cause). Sans parler des voix dissonantes censées porter un projet de société similaire. Mais ce qui rend la tâche de Bce encore plus ardue c’est la présence, dans les rangs de ses partisans, de personnalités connues pour avoir joué un rôle plus ou moins important sous les régimes de Bourguiba et de Zaba. Pour lui, ces anciens responsables bénéficient de la présomption d’innocence tant qu’ils n’auront pas été déférés devant la justice et condamnés. Opinion qui est loin d’être partagée par un grand nombre de ses supporters potentiels. Ces derniers vont-ils se rendre compte qu’ils n’auront pas d’autres choix à faire le jour venu s’ils veulent assurer une alternance pacifique au pouvoir?
* Professeur universitaire retraité.
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