Contribution à la réflexion nationale sur la nécessaire indépendance du pouvoir judiciaire, cruciale et déterminante pour l’avenir de la Tunisie**.

Par Houcine Bardi*


III- Le principe de l’indépendance de «l’autorité judiciaire»

On relèvera de prime abord que derrière la «neutralité» apparente de l’expression «autorité judiciaire», retenue dans la Constitution tunisienne de 1959, se cache une défiance «maladive» à l’endroit de l’indépendance d’un vrai «pouvoir judiciaire».

Cette expression «creuse», transposée à partir du droit français, dans la Constitution tunisienne de 1959 est, à n’en pas douter, un pur héritage culturel colonial. Avec néanmoins cette différence d’importance que le pays de Montesquieu a su progressivement lui donner consistance1, alors que nos constituants outre-Méditerranée n’ont fait que la dépouiller du peu de crédit qu’elle avait au moment où le général de Gaulle l’avait fait adopter par la constituante de 19582, lui qui avait, semble-t-il, paradoxalement écrit de sa propre main «pouvoir judiciaire» dans l’avant-projet du texte constitutionnel de 1958 (Thierry S. Renoux).

Mais si cette défiance à l’endroit du «pouvoir judiciaire» peut se justifier au regard de l’histoire particulière de la France qui a connu les ravages du «gouvernement des juges», du temps où ceux-ci étaient élus, et que leur office, la Judicature, se vendait et s’achetait comme un vulgaire bien de consommation3, rien ne pourra la justifier dans une Tunisie qui n’a jamais connu un pareil excès, bien au contraire, qui a longtemps souffert de l’émiettement et de la faiblesse viscérale de son non-pouvoir judiciaire4.

Ce qui ne saurait donc «se justifier» (en Tunisie) que par l’omnipotence de l’Etat administratif fondé sur une régulation tyrannique du «jeu de pouvoirs», de sorte que le judiciaire, au même titre d’ailleurs que le législatif, se retrouvent comme tenus en laisse par la toute puissance de l’exécutif.

L’examen des articles (en tout et pour tout quatre articles)5 de la Constitution du 1er juin 1959 consacrés au judiciaire fait ressortir un mimétisme clownesque affligeant de la Constitution de la cinquième République française qui va jusqu’au plagiat absurde de la numérotation desdits articles: 64, 65 et 66 pour la France ; 64, 65, 66 et 67 pour la Tunisie! Doit-on nous enorgueillir d’avoir fait mieux que les «Gaulois» en ajoutant un malheureux article 67 qui fait mine de confier au Csm la «délicate» tâche de veiller au «respect des garanties accordées aux magistrats en matière de nomination, d’avancement, de mutation et de discipline»… tout en passant sous silence l’indépendance et l’inamovibilité des concernés, sans parler de l’insaisissabilité et de la fictivité desdites garanties.

Ce qui est néanmoins ahurissant dans cette «singerie» c’est que la constituante tunisienne, contrairement à son homologue française, n’a pas hésité à utiliser –contre toute vérité – un jargon pompeux pour l’intitulé du chapitre IV : «Le pouvoir judiciaire», qui plus est libellé en majuscules6!, alors que les rédacteurs français ont humblement opté pour la modestie du verbe: «De l’autorité judiciaire»!

L’ajout d’un article (67) par rapport à «l’original» hexagonal aurait sans doute été un ‘enrichissement quantitatif’ passablement louable si ce n’était que nos rédacteurs ont sacrifié le contenu du texte de référence en le vidant du peu de substance qu’il s’efforçait d’afficher.

Dans la Constitution française: «Le Président de la République est garant de l’indépendance de l’autorité judiciaire.» (article 64). Cette disposition qui n’avait pas la moindre pertinence avant 1’élection du général (non pas l’autre, mais de Gaulle il va sans dire) au suffrage universel direct, a recouvré une relative crédibilité après le sacre de l’architecte de la 5ème République à la magistrature suprême. En effet un Président de la République élu directement par le peuple bénéficierait d’une légitimité populaire (démocratique) autosuffisante qui, selon la tradition française dominante, l’autorise à se porter garant de l’indépendance de l’autorité judiciaire7. Evidemment cette «garantie» suppose que le Président élu démocratiquement puisse se situer au dessus de tous les partis politiques y compris (surtout) le sien propre, celui qui l’a fait élire.

Ce qui est utopique en soi, mais présente au moins l’avantage de la clarté, en ce sens où la tête de l’exécutif ne dissimule pas (même si la formulation est positive) son intérêt de préserver des liens d’une certaine nature avec le judiciaire…

Au contraire, dans la Constitution tunisienne, ce lien «douteux» semble avoir été banni, puisque la disposition en question n’a pas été reprise dans notre Loi fondamentale. Est-ce pour autant que le cordon ombilical (annexant le judiciaire à l’exécutif) se trouve coupé? Les faits – têtus – apportent un démenti cinglant à cette mensongère prétention.

Une autre «trahison» est à relever dans le copiage médiocre auquel se sont livrés les «scribes» constitutionnels tunisiens: le principe d’inamovibilité. L’article 64 in fine de la Constitution du 4 octobre 1958 dispose sans ambiguïté que «Les magistrats du siège sont inamovibles». Principe dont il ne sert strictement à rien d’en rechercher la moindre trace dans la Constitution tunisienne pour la simple raison qu’il a été tout bonnement ignoré…

Là aussi, comme on le verra dans le paragraphe suivant, on se heurte à la même sempiternelle logique de verrouillage institutionnel implacable qui commande de ne pas reconnaître l’inamovibilité des juges en tant que contrepoids nécessaire à leur nomination par l’exécutif (afin qu’ils n’en dépendent pas dans l’exercice de leur fonction et n’aient aucun autre référent en dehors de l’autorité de la loi – article 66 Const. Tun. –).

Noureddine Bhiri, au centre, actuel ministre de la justice, du temps où il était encore avocat,

manifestait pour l'indépendance de la justice, en février 2011.

La non-reconnaissance de ce principe cardinal qui assure aux juges une réelle garantie d’indépendance vise clairement à maintenir les magistrats du siège dans la dépendance la plus totale vis-à-vis de «l’autorité de nomination» notamment quant à leur promotion et déplacement-sanction. Autrement dit, on confond délibérément les juges avec les parquetiers, quand partout dans le monde on cherche au contraire à rapprocher le statut de la magistrature debout de celui de la magistrature assise (l’archétype est fourni par le système italien).

La Tunisie, quant à elle, poursuit obstinément son bonhomme de chemin la conduisant «imperturbablement» sur la voie de la contre-performance historique…

Pour clore ce paragraphe nous dirions que la (première) constituante tunisienne a, en parfaite connaissance de cause, adopté «plénièrement» les imperfections inhérentes au «modèle» constitutionnel français tout en les amplifiant via des amputations tendant à empêcher, structurellement, l’émergence ne serait-ce que d’un embryon d’«autorité judiciaire» seulement autonome et non pas carrément indépendante…

Cependant et malgré tout, l’article 65 de la Constitution de 1959 persiste dans sa dénonciation formelle de l’hégémonie avilissante de la puissance8 exécutive en rappelant que «l’autorité judiciaire est indépendante; (et que) les magistrats ne sont soumis dans l'exercice de leurs fonctions qu’à l’autorité de la loi.» Texte qui témoignera de l’attentat permanent contre la justice tunisienne aussi longtemps qu’il demeurera lettres mortes contredites continuellement par une pratique délibérément confusionnelle des pouvoirs au profit d’une hyper-puissance exécutive qui n’en a cure des garanties fondamentales de l’Etat de droit démocratique.

A suivre…

*Docteur en droit, avocat au Barreau de Paris.

** Cette étude a été écrite en 2007. Elle avait servi à introduire un débat organisé alors par le Crldht au Sénat français. Vu la persistance de la problématique de l’indépendance du judiciaire et son actualité poignante, en regard notamment de l’obstination des constituants islamistes tunisiens à ne pas vouloir admettre l’indépendance de l’instance provisoire qui devrait temporairement remplacer le Conseil supérieure de la magistrature (Csm), l’auteur a jugé utile de la republier en l’état et sans la moindre modification. Il ose espérer, cela faisant, contribuer modestement à l’instauration d’un débat rationnel à propos de cette cruciale et déterminante pour l’avenir de la Tunisie, qu’est l’indépendance du pouvoir judiciaire.

A suivre…

Notes :

1- «Cette rédaction, dans un domaine aussi fondamental que celui de la justice, n’a pas empêché, en pratique puis en droit, l’émergence et la consécration, notamment à travers la jurisprudence du Conseil constitutionnel, d’un véritable ‘pouvoir juridictionnel’ au sens donné par la doctrine de la séparation des pouvoirs», Thierry S. Renoux, "Autorité judiciaire", in Dictionnaire de la justice, op. cit., p. 87.

2- Après le sacre de son élection présidentielle de Gaulle a déclaré (le 31 mai 1964 lors d’une conférence de presse) «il doit être évidemment entendu que l’autorité indivisible de l’Etat est confiée tout entière au Président par le peuple qui l’a élu, qu’il n’en existe aucune autre, ni ministérielle, ni militaire, ni civile, ni judiciaire qui ne soit conférée ou maintenue par lui.», cité par J-M. Varaut, op. cit.

3- Jean-Pierre Royer, Histoire de la justice en France, op. cit., p. 117 à 166.

4- Hédi Sâayed, La magistrature : militance et responsabilité, (en arabe), Les éditions Abdelkrim ben Abdallah, Tunis 1998, toute la première partie et en particulier les pages 193 à 230.

5- Preuve, si besoin est, du peu de cas que l’on fait du « socle de la civilisation » qu’est la justice, -Ibn Khaldûn, Les prolégomènes (Muqaddima), Livre premier, Chapitre premier.

La constitution algérienne en comporte 20 (articles) ; l’égyptienne en compte 14 (articles)…

6- Edition de 1999, Publications de l’imprimerie officielle de la République tunisienne.`

7- Pour une critique de cette conception: Arnaud Montebourg et Bastien François, La Constitution de la 6ème République (Réconcilier les français avec la démocratie), Odile Jacob, 2005 (Notamment p. 157 à 169).

8- Le pouvoir est perçu, ici, non pas comme commandement légitime (fondé sur une délégation démocratique de la souveraineté) mais comme puissance. Or la différence entre les deux est de taille comme nous l’apprend H. Arendt : «Le pouvoir correspond à l’aptitude de l’homme à agir, et réagir de façon concertée. Le pouvoir n’est jamais une propriété individuelle ; il appartient à un groupe et continue à lui appartenir aussi longtemps que ce groupe n’est pas divisé… La violence… se distingue… par son caractère instrumental. Sous son aspect phénoménologique, elle s’apparente à la puissance, car ses instruments, comme tous les autres outils, sont tous conçus et utilisés en vue de multiplier la puissance naturelle jusqu’à ce qu’au dernier stade de leur développement, ils soient à même de la remplacer»[1]., «Sur la violence», in : Du mensonge à la violence, Calmann-Lévy, 1972 ; Presses Pocket 1989, p. 153-155.

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