Contribution à la réflexion nationale sur la nécessaire indépendance du pouvoir judiciaire, cruciale et déterminante pour l’avenir de la Tunisie**.

Par Houcine Bardi*


IV- Le principe d'inamovibilité des magistrats du siège

Qu’entend-t-on au juste par inamovibilité ?

C’est «la situation juridique de celui qui, investi d’une fonction publique, ne peut être révoqué, suspendu, déplacé (même en avancement) ou mis à la retraite prématurément (sauf pour faute disciplinaire et raison de santé et, en pareil cas, dans les conditions et les formes prévues par la loi), tous avantages considérés comme une garantie d’indépendance à l’égard des pouvoirs publics et d’impartialité dans l’exercice de la fonction9

L’importance du principe découle non seulement du fait qu’elle (l’inamovibilité) constitue «une protection pour les magistrats mais surtout une garantie d’indépendance et d’impartialité pour le justiciable»10.

L’inamovibilité implique, en ce sens, deux «sous principes» intimement liés entre eux, à savoir «l’inamovibilité de fonction, qui garantit le magistrat contre toute éviction ou destitution dans l’exercice de ses fonctions du siège (à laquelle) s’ajoute une inamovibilité de résidence11 qui le protège contre tout déplacement non consenti en dehors de la juridiction dans laquelle il siège12

Il importe donc de souligner que l’exigence du consentement du juge lors de son déplacement (c’est-à-dire les seuls magistrats du siège) est posée en vue de garantir l’indépendance et l’impartialité13 de la fonction de juger14. En effet, il est inconcevable d’imaginer des juges indépendants et impartiaux qui dépendraient en même temps statutairement et fonctionnellement de l’exécutif, par exemple. Aussi l’on a inventé le principe de l’inamovibilité afin d’empêcher l’exécutif (naturellement envahissant) d’outrepasser l’autorité de nomination et de s’immiscer, par voie de révocation, de suspension ou de déplacement (avancement compris) dans le déroulement de la carrière professionnelle des juges.

Avocats et magistrats manifestent pour l'indépendance de la justice en février 2011.

En France, le principe a été régulièrement proclamé dans les lois fondamentales successives qu’a connu le pays15, à l’exception toutefois de celle, constitutionnelle, de 1875 qui a permis notamment l’épuration du tiers du corps judiciaire de l’époque.

Par ailleurs, et contrairement, par exemple, au Royaume du Maroc (encore une monarchie qui devance notre piteuse République) qui proclame solennellement dans l’article 85 de sa Constitution du 7 octobre 1996 que «les magistrats du siège sont inamovibles», notre Constitution «républicaine» ignore purement et simplement ce principe/condition sine qua non de l’indépendance et de l’impartialité des juges.

Ne pas reconnaître le principe d’inamovibilité des juges revient, a contrario, à «légitimer» leur amovibilité, laquelle signifie «textuellement» la possibilité «d’être déplacé, changé d’emploi dans l’intérêt du service et en dehors de toute sanction disciplinaire, par décision discrétionnaire d’un supérieur hiérarchique…»16

C’est l’expression «dans l’intérêt du service» qui doit ici retenir toute notre attention dans la mesure où elle est expressément employée dans la loi de 1967 régissant (entre autres) le statut des magistrats.

Dans sa version originaire cette loi disposait en son article 20 que: «Prohibition est faite aux juges d’exercer leurs fonctions dans des sections ne relevant pas de la juridiction au sein de laquelle ils ont été affectés. Sauf à y être autorisés par le Secrétaire d’Etat à la justice, dans l’intérêt du service, et pour une période ne dépassant pas trois mois

L’atteinte au principe n’est ici, si l’on peut dire, que timide. Puisque le déplacement des juges «pour les nécessités du service» (dont on connaît à présent la réelle signification coercitive) ne pouvant dépasser les trois mois. On avait sans doute jugé que 3 mois d’expatriation interne étaient suffisants pour ramener le juge «récalcitrant» à la raison… d’Etat.

Opérant maintenant un survol historique et plaçons-nous dans le contexte juridique en vigueur. Et commençons tout d’abord par livrer le contenu des textes à l’état brut:

Au sens de l’article 14 in fine, introduit par la loi de 2005 (4 août) l’intérêt du service désigne : «le remplissage de postes vacants»; «la nomination à de nouvelles fonctions judiciaires»; «faire face à une recrudescence notable de la masse de travail dans certains tribunaux»; «la mise à disposition auprès des tribunaux nouvellement créés».

On en sait déjà un peu plus sur cet énigmatique «intérêt du service»… transposé mécaniquement du droit commun de la fonction publique au corps judiciaire sans tenir compte des spécificités irréductibles de la «délicate fonction de juger». Les magistrats n’étant en aucun cas des fonctionnaires ordinaires!

Aux termes de l’article 20 bis (nouveau), «le juge est déplacé avec son consentement durant les cinq premières années d’exercice dans le dernier centre où il a été nommé;

Par dérogation aux dispositions du paragraphe précédent, le juge peut être déplacé dans les cas suivants:

1) à l’occasion d’un avancement;

2) en exécution d’une décision disciplinaire définitive;

3)   dans l’intérêt du service tel que défini au dernier paragraphe de l’article 14 de la présente loi…»

Pour ce qui concerne l’avancement, il est superflu de rappeler que les pires sanctions peuvent en emprunter l’habillage. Maints avancements ne sont rien d’autres, en fait, que des sanctions déguisées. Michel Debré avait, en son temps, tiré à ce propos la sonnette d’alarme en vue d’empêcher que le vice ne puisse prendre l’apparence de la vertu: «Le juge est inamovible afin qu’il soit indépendant et rarement affirmation fût en pratique moins exacte. Le problème pour un juge français n’est pas d’éviter une révocation improbable mais de recevoir un avancement ». Et J. M. Varaut de commenter: «Le moyen de récompenser est ainsi plus efficace que le droit de punir. Il ne suffit pas qu’un magistrat ne puisse pas être déplacé sans son consentement; il faut encore qu’il soit à l’abri des complaisances de l’ambition légitime.»17

S’agissant des sanctions disciplinaires on en a longuement parlé précédemment pour qu’on ne s’y attarde pas trop, si ce n’est pour souligner que la prétendue réforme18 de la loi de 1967 (c’est-à-dire celle du 4 août 2005) a confisqué au juge administratif la compétence qui lui était reconnue naguère de connaître, dans le cadre des recours pour excès de pouvoir, des contestations relatives aux déplacements-sanctions.

L’article 60 (nouveau) dispose à ce propos que «les décisions disciplinaires sont susceptibles de recours devant la commission des recours issue du conseil supérieur de la magistrature». Dont la composition (il va presque sans dire) est majoritairement administrative…

Une régression supplémentaire par rapport à l’état du droit antérieur qui avait consacré la compétence de la juridiction administrative en ce domaine.

Force est de relever, en outre, que cette disposition rétrograde viole de manière flagrante la lettre et l’esprit de l’article 14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (ratifié par la Tunisie), aux termes duquel : «1. Tous sont égaux devant les tribunaux et les cours de justice. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement et publiquement par un tribunal compétent, indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil. Le huis-clos peut être prononcé pendant la totalité ou une partie du procès soit dans l'intérêt des bonnes moeurs, de l’ordre public ou de la sécurité nationale dans une société démocratique, soit lorsque l’intérêt de la vie privée des parties en cause l’exige, soit encore dans la mesure où le tribunal l’estimera absolument nécessaire lorsqu’en raison des circonstances particulières de l’affaire la publicité nuirait aux intérêts de la justice; cependant, tout jugement rendu en matière pénale ou civile sera public, sauf si l'intérêt de mineurs exige qu'il en soit autrement ou si le procès porte sur des différends matrimoniaux ou sur la tutelle des enfants.»

Enfin, s’agissant du prétendu «intérêt du service», on l’a compris, c’est un principe totalement étranger à la matière sur laquelle il s’applique en Tunisie, à savoir la justice et les magistrats du siège, dans la mesure où il n’a été prévu que pour faire échec au principe d’inamovibilité. C’est une règle de droit administratif qui suppose la subordination hiérarchique dépourvue d’indépendance. Ce qui n’est (ou plutôt ne devrait être) nullement le cas des magistrats du siège.

Il ne sert strictement à rien de nous appesantir davantage sur ces notions «d’avancement-sanction» et «d’intérêt du service se confondant substantiellement avec l’intérêt des gouvernants». De même qu’il est inutile de rappeler l’absence des «garanties disciplinaires» dans le dispositif répressif du conseil supérieur de la magistrature en Tunisie.

L'Association des magistrats tunisien manifeste devant le Palais de Justice de Tunis le 27 février 2011.

Une conclusion cependant s’impose: le puzzle de l’asservissement de la justice tunisienne se trouve à présent parfaitement constitué. Les éléments épars qui le composent peuvent être déclinés de la manière suivante: confusion systématique des pouvoirs annihilatrice du judiciaire et du législatif; assujettissement de «l’autorité judiciaire» à l’hyper-puissance exécutive, laquelle sous-traite l’entreprise de coercition au profit du Csm chargé de verrouiller hermétiquement la vie à la fois sociale et professionnelle des magistrats en vue d’empêcher la moindre manifestation d’indépendance; la mise en forme juridique du principe d’amovibilité des magistrats du siège pour qu’ils demeurent éternellement sous le joug de l’exécutif et, à travers ce conditionnement drastique à l’obéissance, priver les justiciables tunisiens d’une justice indépendante et impartiale, garante de l’égalité et de la légalité!

Ce sont toutes ces raisons conjuguées et imbriquées qui font que «le principe (d’inamovibilité) a toujours représenté une revendication essentielle des magistrats tunisiens, au point qu’on en trouve trace dans toutes les motions, et quasiment aucun Congrès n’en néglige l’évocation19

A suivre…

**Docteur en droit, avocat au Barreau de Paris.

** Cette étude a été écrite en 2007. Elle avait servi à introduire un débat organisé alors par le Crldht au Sénat français. Vu la persistance de la problématique de l’indépendance du judiciaire et son actualité poignante, en regard notamment de l’obstination des constituants islamistes tunisiens à ne pas vouloir admettre l’indépendance de l’instance provisoire qui devrait temporairement remplacer le Conseil supérieure de la magistrature (Csm), l’auteur a jugé utile de la republier en l’état et sans la moindre modification. Il ose espérer, cela faisant, contribuer modestement à l’instauration d’un débat rationnel à propos de cette cruciale et déterminante pour l’avenir de la Tunisie, qu’est l’indépendance du pouvoir judiciaire.

Notes :

9- G. Cornu, Vocabulaire juridique.

10- Thierry S. Renoux, Autorité judiciaire, op. cit. p. 92.

11- Reconnue par l’article 21 de la loi du 14 juillet 1967: «Les magistrats sont tenus de résider dans le centre dont relève la juridiction auprès de laquelle ils ont été affectés. Le Secrétaire d’Etat à la justice peut accorder des autorisations individuelles dérogatoires.»

12- J. M. Varaut, op. cit.

13- «L’impartialité doit être différenciée de l’indépendance du juge, qui doit être garantie par un statut lui permettant de résister aux pressions émanant des autres pouvoirs, législatif et exécutif (principe d’inamovibilité, règles particulières de déroulement des carrières, garanties disciplinaires…). Certes, l’indépendance est un facteur d’impartialité, mais il est concevable qu’un juge totalement indépendant des pouvoirs publics soit partial à l’égard de certains justiciables», Nathalie Fricero, "Impartialité", in Dictionnaire de la Justice, op. cit. p. 607.

14- «L’essence même de l’acte de juger, sa traduction matérielle, est l’acte juridictionnel, c’est-à-dire l’acte qui émane d’une juridiction ‘organe spécialisée – à la sphère de compétence précisément définie -, hiérarchisé et indépendant, notamment à l’égard de l’exécutif et bien évidemment des parties…) suivant une procédure spécifique, de nature à donner des garanties à ses destinataires», Les juges, Yves Benhamou, Flammarion, 1996, p. 18.

15- Claude Emeri et Christian Bidégary : La Constitution en France (de 1789 à nos jours), Armand Colin, 1997.

16- Vocabulaire juridique, op. cit.

17- Indépendance, op. cit. p. 624. Pour M. Foucauld : «La punition, dans la discipline, n’est qu’un élément d’un système double : gratification-sanction. Et c’est ce système qui devient opérant dans le processus de dressage et de correction», Surveiller et punir, op. cit., p. 212 et s.

18- Le juge Hédi Sâyed (ancien premier Président de la Cour de cassation tunisienne ; ancien Secrétaire d’Etat général directeur des services judiciaires ; ancien Directeur du Centre des Etudes Juridiques et Judiciaires; ancien Professeur à la faculté de droit et de sciences politiques de Tunis ; ancien Président de l’Amicale des Magistrats ; ancien Président de l’Union Internationale des Magistrats…), définit la réforme en ces termes: «ce sont les travaux radicaux, profonds et innovants, entrepris par le pouvoir, en vue d’améliorer une situation donnée pour lui apporter plus d’efficience et d’efficacité, dans le but de la faire mieux correspondre à l’idéal d’utilité, ou d’aider à introduire et faire émerger des situations meilleures », La magistrature: militance et responsabilité, op. cit., n° 234.

19- Hédi Sâyed, La magistrature : militance et responsabilité, (en arabe), op. cit., n° 646.

Précédents articles:

L’indépendance et l’impartialité du système judiciaire tunisien (1/4)

L’indépendance et l’impartialité du système judiciaire tunisien (2/4)