Les médias tunisiens, aujourd’hui et demain, n’ont objectivement aucun intérêt politique ou autre à focaliser leur attention et celle de leurs lecteurs sur les insuccès de la «troïka» gouvernementale.
Par Moncef Dhambri*
Hamadi Jebali a décroché, la semaine dernière, le meilleur prime time pour défendre son mandat de chef du gouvernement, régler un certain nombre de comptes et, à l’occasion, lancer la campagne d’Ennahdha pour les prochaines législatives.
Un exercice de style
Nos collègues de la Wataniya 1, Hannibal et Nessma, en ligne en face de lui, ont pu malgré tout poser les questions qui s’imposaient – peut-être, en définitive, trop de questions pour un format d’interview aussi étroit. Les téléspectateurs, pour leur part, en ont sans doute eu pour le temps qu’ils ont sacrifié de leur soirée de ramadan.
Les Nahdhaouis ont très certainement apprécié la prestation de leur Premier ministre. Il leur a donné l’impression d’être un homme sûr de lui-même, à l’aise devant les caméras, magistral et maitrisant tous ses dossiers. Bref, vaillant, sans peur et sans reproche devant une représentation médiatique qu’Ennahdha considère comme «acquise à l’opposition».
Les adversaires du parti au pouvoir, pour leur part, reprocheront à M. Jebali d’avoir fait usage de l’argument nahdhaoui classique: «Ce n’est pas de notre faute, c’est à cause du legs qu’on nous a laissé!», qui fait porter aux autres la responsabilité des échecs de la «troïka», la coalition tripartite au pouvoir dominé par le parti islamiste Ennahdha.
Le chef du gouvernement a eu, une fois de plus, recours au gadget de «la légitimité électorale» qui a été accordée à Ennahdha le 23 octobre 2011, et tenté également de cultiver l’image d’un mouvement islamiste modéré proche du petit peuple et de ses préoccupations.
23 octobre 2011, était-ce un chèque en blanc?
Le volume des observations qu’inspire cette rencontre de M. Jebali avec les médias est énorme. Nous préférons, donc, nous limiter à certaines réponses et réactions du Premier ministre qui en disent long sur les actions et intentions nahdhaouies, quitte à reprendre notre analyse ultérieurement…
Ce qui a le plus retenu notre attention dans cette rencontre, c’est la revendication trop insistante et trop souvent répétée par le Premier ministre de la «légitimité électorale» dont bénéficie Ennahdha et les partis qui ont cru bon associer leurs sorts à celui des «islamo-démocrates».
A plusieurs reprises, ce samedi 4 août, le chef du gouvernement a tenté de nous faire comprendre que le verdict des élections de la Constituante justifie tout, tout ce que son gouvernement a fait et pourra faire. En d’autres termes, les 41% des votes qui se sont exprimés à cette occasion-là, et auxquels on pourrait ajouter les voix qui se sont portées sur les partis de Moncef Marzouki et Mustapha Ben Jaâfar, donnent tous les droits à la «troïka».
Cette légitimité tombera, à chaque fois, de la bouche de M. Jebali tel un couperet qui tranche tous les débats, tous les dialogues. C’est elle qui, en lieu et place d’un véritable consensus national et d’une union salutaire des Tunisiens, clôt toujours les discussions. Et bien évidemment, cette fin de séance s’opérera à chaque fois selon les termes suggérés et imposés par Ennahdha.
En somme, depuis le 23 octobre 2011, cette légitimité électorale à laquelle M. Jebali et autres Nahdhaouis font référence est devenue l’arme fatale que le parti au pouvoir n’hésite pas à utiliser contre tous ceux qui s’opposent à lui.
L’arrogante légitimité électorale nous a valu les sempiternels «le peuple nous a choisis, que voulez-vous?» et «c’est le peuple qui a voté». Cette même outrecuidance du Premier ministre ira, cette fois-ci, jusqu’à nier le fait que si la Tunisie a pu tenir des élections aussi nettes et sans bavure, le mérite revenait à l’Instance supérieure indépendante pour les élections (Isie) et à l’honnêteté et l’intelligence des femmes et hommes qui ont servi au sein de cette autorité.
Le chef du gouvernement dira et répètera avec beaucoup d’emphase que c’est le vote du peuple qui a ouvert les portes de la Constituante et celles du Palais de la Kasbah, les pouvoirs législatif et exécutif de la transition, c’est-à-dire les autorités qui, depuis huit mois, font nos lois, les appliquent et confectionnent programmes et plans.
Nous avons donc bien compris: aux yeux de M. Jebali, le travail fourni par Kamel Jendoubi et son équipe n’a pas beaucoup compté ou si peu. Nous avons également bien saisi le message que la «troïka» n’entend pas faire appel aux services d’hommes et de femmes comme M. Jendoubi, «étant donné qu’une instance administrative, chargée de préparer au mieux les prochaines élections, est d’ores et déjà opérationnelle » et, donc, l’affaire de la préparation du prochain scrutin serait moins compliquée qu’on pourrait le croire….
M. Jebali complète ainsi l’arrogance nahdhaouie par une bonne dose de confiance en soi pour faire parvenir le message rassurant auprès des électeurs d’Ennahdha quant aux chances du mouvement «islamo-démocrate» aux prochaines législatives et pour intimider l’opposition.
Accusation triple ou quadruple
Cette assurance insupportable du chef du gouvernement se présente également sous d’autres formes.
Notons simplement cette déclinaison dangereuse qui consiste à tirer à boulets rouges sur les médias. L’insolent mépris, voire la haine, qu’Ennahdha voue aux médias a vite transpiré lorsqu’un des interviewers a soulevé la question du manque d’hygiène de nos villes, des échecs des délégations spéciales et l’enregistrement de cas de choléra. M. Jebali a très rapidement dégainé et fusillé son interlocuteur: «S’il vous plaît, lui dit-il, prenez la peine de vérifier vos informations avant de les publier!»
Essayons de comprendre cette exclamation du Premier ministre et l’accusation triple ou quadruple qu’elle porte contre le quatrième pouvoir.
Cette irritation de M. Jebali signifie clairement que les professionnels de l’information, «à colporter des rumeurs infondées» comme ils le feraient, seraient entrain de jouer avec le feu. En étant «aussi immatures», les journalistes mettraient le bâton dans les roues de ceux qui nous gouvernent. A trop verser dans le sensationnalisme et à rapporter des contre-vérités, ils sèmeraient la panique et la confusion parmi leurs lecteurs et donneraient raison aux béni-non-non de l’opposition. Bref, nos médias ont failli, nous explique le chef du gouvernement, en s’obstinant à évoquer seulement ce qui ne marche pas.
La démarche des Nahdhaouis consisterait donc à faire croire auprès de l’opinion que les journalistes saboteraient l’œuvre de la «troïka», qu’ils auraient monté de toutes pièces la théorie selon laquelle le pays foncerait droit dans le mur et, du coup, auraient trahi la révolution.
Mettons-nous d’accord avec les messieurs et dames d’Ennahdha, une bonne fois pour toutes, sur ce point essentiel du rôle des médias, dans le contexte révolutionnaire, transitoire ou autre.
Les moyens d’information tunisiens, aujourd’hui et demain, n’auraient objectivement aucun intérêt politique ou autre à focaliser leur attention et celle de leurs lecteurs sur les insuccès de la «troïka» gouvernementale.
Nous nous permettons de rappeler, simplement, à MM. Ghannouchi, Jebali et Zitoun – entre autres chasseurs aux sorciers – qu’il n’existe aucun complot journalistique contre Ennahdha. Nous nous permettons aussi de redire clairement aux hommes et aux femmes auxquels le peuple a confié la mission de diriger les affaires du pays que le journalisme est le quatrième pouvoir, égal aux trois autres. L’écrasante majorité de nos confrères journalistes connaissent leurs classiques et les fondamentaux de leur profession.
Les chiens de garde n’entendent pas trahir leur mission
Aussi, notre résolution est entière: nous ne nous soustrairons jamais à notre responsabilité de watchdog (chien de garde, selon l’expression anglo-saxonne).
Certes, il est vrai que le peuple ne nous a pas élus le 23 octobre dernier, mais nous pouvons modestement prétendre être sa conscience, la conscience de sa révolution et de sa liberté de comprendre et de dire non aux dévoiements de nos gouvernants.
De la même manière que nos élus découvrent chaque jour que le fossé entre les promesses d’une campagne électorale et leur mise en pratique peut parfois être infranchissable, le journaliste peut lui aussi réaliser que la théorie et la pratique de sa profession ne font pas toujours bon ménage.
Nous veillerons à ce que cette cohabitation entre ce que l’on a appris sur les bancs de nos universités et ce qui anime nos salles de rédaction soit irréprochable.
* Journaliste et universitaire.
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