L'enseignement de la philosophie aide dans la construction d'une démocratie par la formation d'un citoyen éclairé, capable de prendre de la distance vis-à-vis de toute opinion et de réaliser l'importance de la nuance, et de la complexité des choses.
Par Jamila Ben Mustapha*
Le point de départ de notre réflexion se trouve être un article publié par Kapitalis, le 24 mai dernier, et qui a pour titre: «60 % des jihadistes tunisiens sont issus des écoles d'ingénieurs»: et nous qui pensions que le problème de l'extrémisme religieux était dû à la pauvreté et à l'analphabétisme!
L'auteur de l'étude, Néji Djelloul, a incriminé l'instruction religieuse, telle qu'elle est dispensée, dans nos établissements. Nous avons pensé, pour notre part, nous qui avons enseigné, pendant quelques années, cette matière, à la philosophie ou, plutôt, à ce qu'elle est devenue, depuis la réforme substantielle qu'elle a subie, depuis 1975.
Nous nous sommes demandé si les études suivies par ces ingénieurs n'ont pas péché par un excès de spécialisation, et si le grand absent, entre autres, dans leur formation, n'a pas été un enseignement de philosophie de qualité, tel qu'il se présentait, avant cette réforme.
La philosophie, réputée inutile...
Et voilà l'occasion donnée, pour nous, d'éprouver de la nostalgie pour la formation dispensée, alors, quand elle avait la part royale dans les sections de classes terminales, avant la diminution de ses heures d'enseignement, mais surtout, la condamnation des élèves de la section Sciences, par exemple, à ne faire que de la philosophie des sciences, ce qui est une aberration, à les priver d'initiation à la philosophie politique, à les empêcher de réfléchir sur la morale.
La perspective englobante de la culture générale a, ainsi, été, sacrifiée au bénéfice du point de vue étriqué de la spécialisation. Or, comme cette matière – la philosophie –, réputée inutile, s'avèrerait utile, actuellement !
Nous sommes de nombreux citoyens à être atterrés par la façon dont les divergences religieuses sont résolues, en Tunisie: accusations primaires sans argumentation, anathème lancé, en toute bonne conscience, contre les «koffars» (mécréants), tout cela conduisant, naturellement à des violences physiques se substituant aux débats.
Notre malédiction, en tant que Musulmans, est de voir certains de nos coreligionnaires se distinguer par une compréhension littérale, archaïque du religieux, l'exigence d'un unanimisme obligé, dans la pratique extérieure du croyant, ce qui a fait considérer, par exemple, Abdelfattah Mourou comme un mécréant parce qu'il avait, au cours d'une émission de télévision, chanté Schiller sur des airs de Beethoven! Le poète syrien Mohamed Al-Maghout avait raison d'affirmer que «la libération de l'esprit arabe est plus difficile que la libération de la Palestine», ce qui n'est pas peu dire!
Que peut apporter la philosophie ?
Qu'aurait apporté une reconsidération de l'enseignement de la philosophie, actuellement? Il ne faut pas oublier que nous l'avons pris de la France et qu'il a pour but de faire de l'élève, un futur adulte capable de voter de façon réfléchie. Nous considérerons, ici, cette matière, seulement, du point de vue d'un des exercices qui la sanctionnent : la dissertation.
Le but de la pratique de cet exercice est de sortir de l'attitude expéditive consistant à approuver ou rejeter, sans plus, une opinion, de ne pas l'accepter sans avoir fourni les arguments qui pourraient l'étayer, dans la première partie du devoir, plus encore, d'essayer, dans la seconde partie, dans l'antithèse, même si on y adhère, de la critiquer, de voir quels sont ses points faibles, tout cela, dans le but d'arriver à une conclusion nuancée du type : «oui, mais» ou «non, mais», selon une démarche qu'on pourrait, à première vue, considérer comme artificielle et rhétorique mais qui a l'avantage d'inciter à la prudence avant toute affirmation, d'habituer à passer en revue tous les aspects d'une question.
L'enseignement de la philosophie s'avère, ainsi, capital, dans la construction d'une démocratie, pour la formation d'un citoyen éclairé. Peut-être que la grande utilité de cette matière est l'enseignement de la prise de distance vis-à-vis de toute opinion, en vue de l'examiner, de fuir toute attitude simpliste et réductrice, de prendre conscience qu'entre le blanc et le noir, il y a, souvent, le gris, de réaliser l'importance de la nuance, et de la complexité des choses.
Un remède contre l'extrémisme
Ce qui effraye, dans l'attitude des extrémistes, c'est l'absence totale du moindre doute, concernant leurs idées comme leurs actions, la conviction de posséder la vérité, alors que la pratique politique, chez tous, qu'ils soient de gauche ou de droite, est sujette au tâtonnement, à la rectification, au contact du réel, quand surgissent, par exemple, des données non prévues.
L'homme politique devrait être semblable à un fin stratège militaire. L'art politique, nous dit Edgar Morin, dans son livre ''La voie'', doit allier le principe de risque, au principe de précaution, selon un dosage qu'on ne peut jamais déterminer à l'avance.
Nous avons pensé, ainsi, que si nos politiques, de tous bords, étaient traversés par le doute, cela leur donnerait de la légèreté, plutôt que d'être aussi pesants, pour certains. Et ce n'est pas par hasard qu'avec les aberrations de l'extrémisme religieux, apparaisse l'expression «ignorance sacrée». Elle l'est, non seulement, parce qu'elle porte sur le thème du sacré, mais parce qu'elle s'affirme avec arrogance et n'a pas honte d'elle-même.
Il ressort, de tout cela, la constatation de 2 attitudes:
- le dogmatisme – ou la certitude d'être dans la vérité – e trouvant chez les personnes pour qui le livre saint notamment, le Coran, dans ses prescriptions sociales, est un ensemble de recommandations immuables qui s'appliquent, en tout temps, en tout lieu, comme s'ils déniaient toute existence à un domaine de connaissance aussi fracassant, aussi bruyant que l'Histoire. Il y a, ainsi, un monde entre la position d'un Ibn Arabi, symbole même de l'ouverture, accueillant en lui-même toutes les croyances, et cela, il y a 8 siècles, et celle de plusieurs de nos contemporains, preuve que le passage du temps ne signifie pas, forcément, progrès;
- ou le cheminement sans fin vers la connaissance qui s'accompagne d'une distance critique très précieuse : grâce à elle, on sait – les croyances révélées de la religion, mises de côté, car objet de foi, donc, indiscutables – qu'il n'y a pas de vérité fixe et absolue, même dans les sciences, parce qu'il est, toujours, possible de reconstruire et de remanier ses théories, à la lumière de l'expérience; grâce à elle, aussi, on a une attitude mentale faite de souplesse qui nous rend, toujours, prêts à remettre en question notre information sur un point donné, si elle est contredite par la réalité. Reconnaissons que cette distance, cette souplesse mentale sont les acquis les plus précieux de la connaissance, indépendamment de son contenu.
En fin de compte, deux situations, apparemment, paradoxales, sont possibles: l'ignorance – triomphale – gorgée de certitude sur ce qu'elle croit savoir; et la connaissance – humble – qui, se sachant, relative, et, le plus souvent, non définitive, seule, est toujours prête à se réviser et à se remettre en question.