Les Nahdhaouis ne sont pas des démocrates et ils ne pourront jamais l'être. Qu'ils prennent place, aujourd'hui, autour de la table du dialogue national n'y changera rien. Ils ne donneront rien. Ils ne cèderont rien.
Par Moncef Dhambri
On veut bien croire qu'Ennahdha se soit enfin plié à la volonté populaire pour négocier la fin de son mandat provisoire qui a trop duré, qu'il ait mis de côté ses intérêts vicieusement partisans, qu'il place aujourd'hui l'intérêt national au-dessus de toutes les autres considérations, qu'il reconnaisse à présent que le jeu de ce qui reste de la deuxième transition devra se faire sans lui – ou avec lui sur le banc des remplaçants (ou celui des spectateurs). Bref, on pourrait avoir l'impression que la Révolution du 14 janvier reprend son souffle et que ceux qui l'ont faite peuvent être rassurés. Or, tout cela peut n'être qu'illusion.
Intenable éternité de deux années
Ennahdha, toute la structure de ce mouvement et tous les Nahdhaouis – de Rached Ghannouchi au simple sympathisant islamiste que l'on croise dans la rue – ne céderont jamais le moindre pouce de ce qu'ils ont «gagné» pendant ces deux dernières années. Et Dieu sait, et nous aussi nous le savons, qu'Ennadha n'a pas chômé depuis le 23 octobre 2011, qu'il a bien meublé son temps au pouvoir et qu'il a très avantageusement rentabilisé ses deux passages au gouvernement, sous Hamadi Jebali et Ali Larayedh.
Quoi que puissent être les précautions que l'opposition (ou les oppositions) prenne(nt) aujourd'hui, rien n'y fera et, dans 6, 7 ou 8 autres mois, l'on se rendra à l'évidence que tout cela n'était que peine perdue, qu'il n'y a pas eu d'alternance et qu'il n'y en aura pas... Tout simplement, parce les Nahdhaouis ne sont pas démocrates et qu'ils ne le seront jamais.
C'est à se demander si cela n'a pas trait à leur culture, leur structure mentale ou leurs gènes – que sais-je encore. Pour de multiples raisons, je suis intimement persuadé qu'Ennahdha n'a rien perdu en acceptant de s'asseoir à la table du dialogue national, que, dans cette manche qui se joue au siège du ministère des Droits de l'Homme et de la Justice transitionnelle au Bardo, elle détient des atouts de très grandes valeurs et que, en fin de parcours, elle remportera la partie.
Malgré les déclarations soporifiques des dirigeants de son parti, Ali Larayedh continue d'envoyer des signaux qui trahissent son refus de céder un pouvoir où il semble prendre ses aises, malgré l'échec.
J'admets que mon anti-nahdhaouisme est primaire, mais l'intenable éternité que nous avons vécue depuis deux ans a donné amplement raison à mon rejet viscéral de la chose nahdhaouie. Aujourd'hui, je crains le pire et mon appréhension est amplement justifiée.
Dans cette analyse, je laisse de côté les faiblesses et l'impréparation de l'opposition. Il est vrai qu'Ennahdha a grandement capitalisé sur les nombreuses fragilités de ceux qui s'opposent à elle. Mais il a ses propres ressources et il a su également s'inventer de nouvelles cartes maîtresses qu'il ne se privera pas d'utiliser, dans les jours, les semaines et mois à venir.
Le long-terme nahdhaoui
J'ai eu l'occasion, dans les colonnes de Kapitalis (Le bilan d'Ennahdha est globalement... positif), d'évoquer ce que je considère comme étant les forces naturelles d'Ennahdha. Dans la présente réflexion, j'ai choisi d'attirer l'attention de nos lecteurs sur les nouvelles armes nahdhaouies, plus fatales celles-ci car pernicieuses et peut-être insoupçonnables.
J'en énumère, ici, quelques unes: les centaines, les milliers de nominations partisanes du plus haut échelon des institutions de l'Etat jusqu'au rang le plus inférieur de l'administration tunisienne; les apprentissages de la gestion des affaires du pays (même s'il n'y a eu que des ratages, ils équivalent tout de même une expérience acquise); et le «djinn» salafiste dont le Grand sorcier de Montplaisir, Rached Ghannouchi, fera usage chaque fois que les choses semblent échapper à Ennahdha.
Calculant sur le long-terme, les gouvernements de Hamadi Jebali et d'Ali Larayedh ont pris le plus grand soin de bien infiltrer les rouages de l'Etat et de verrouiller la machine institutionnelle, en effectuant des milliers de nominations qui s'avéreront très utiles dans ce qu'il convient d'appeler une confiscation entière et irréversible de la Révolution par Ennahdha. Ces hommes et ces femmes qui ont investi nombre des administrations clés du pays ne seront pas délogés de sitôt. Ils sont là pour servir la cause nahdhaouie et ils y resteront... Ils sont là et ils exécuteront, clandestinement ou au grand jour, les ordres de Montplaisir.
Souvenons-nous de la célèbre vidéo «fuitée» de Rached Ghannouchi où il expliquait à ses «enfants salafistes» que plusieurs institutions tunisiennes échappaient encore à Ennahdha. Parions, aujourd'hui, que cet objectif de la conquête de l'administration tunisienne a été atteint, ou quasiment. En tout cas, nous pouvons imaginer assez facilement la manière dont une seule nomination a pu engendrer une autre et d'autres encore, jusqu'à la «gangrénisation» totale de l'appareil de l'Etat...
Que peut donc faire le dialogue national pour détricoter cette toile que les comploteurs nahdhaouis ont assidûment tissée dans nos ministères et autres administrations, et à travers tout le pays? Que peut faire l'opposition pour éradiquer cette insidieuse contagion nahdhaouie?
Je crains que pareille déconstruction ne nécessite de très longs mois, voire plus, et des enquêtes complexes et approfondies. Ajoutons à cela le fait que les Nahdhaouis, ayant connu l'exil et la répression les plus terribles sous les anciens régimes, sont passés experts du sabotage, de la sape et de la besogne secrète. Cette clandestinité et cette marginalisation leur ont appris à survivre, à renaître et reprendre le dessus...
La Troïka manoeuvre et joue la montre.
Fumisterie et tricherie
Autre chose que les Nahdhaouis ont apprise: qu'une occasion en or comme celle du 23 octobre 2011 était une chance inouïe, pour eux, de se saisir du pouvoir et de s'essayer au gouvernement. Cette aubaine, ils en ont grandement profité: Ennahdha a placé ses hommes et ses femmes dans des dizaines de ministères et de secrétariats d'Etat. L'opportunité a été accordée à ces responsables nahdhaouis de prendre connaissance de toutes les affaires du pays, de décider de tous les dossiers, d'orienter les politiques, etc. Les résultats de ce qu'ils ont entrepris laissent, bien entendu, beaucoup à désirer, mais qu'importe. L'essentiel, pour Ennahdha, demeure qu'il ait appris (sur le dos du peuple tunisien et sur le compte du 14 janvier!) à gouverner. Bien ou mal gouverner reste secondaire pour les dirigeants de Montplaisir: il s'agissait pour eux d'un premier test, d'un cours accéléré, d'un stage... Bref, les Nahdhaouis ont pu s'offrir un apprentissage de deux années de gouvernement durant lequel ils ont fait leurs armes.
Cette tentative nahdhaouie de maitriser la chose gouvernementale a été également accompagnée d'une offensive inarrêtable d'Ennahdha sur le terrain du débat politique. Cette omniprésence et cette domination des Nahdhaouis nous ont imposé les sujets de discussion les plus inimaginables, les pertes de temps les plus irrattrapables et les morts les plus douloureuses.
Chaque fois qu'Ennahdha donnait l'impression de perdre le contrôle de la situation face à la colère et à la meilleure mobilisation de la rue, chaque fois qu'il était obligée de battre en retraite et de céder, les salafistes (jihadistes et autres wahhabites), leurs alliés naturels (ou leurs créations), surgissaient de nulle part et se chargeaient de créer encore plus de confusion, de détourner l'attention de l'opinion publique et de semer doute et terreur.
En somme, «les enfants de Rached Ghannouchi» ont été de très efficaces fantassins de la conquête nahdhaouie, des déblayeurs de terrain et des exterminateurs de l'opposition qui osait contrarier le projet d'islamisation de la Tunisie.
De ''Persépolis'', à la veille des élections du 23 octobre 2011, aux incidents, il y a deux ou trois jours, à Sidi Ali Ben Aoun et à Menzel-Bourguiba, en passant par les assassinats politiques (Lotfi Nagdh, Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi), l'attaque de l'ambassade des Etats-Unis, les nombreuses morts parmi les agents des forces de l'ordre, de la garde nationale et des soldats, etc., nous avons acquis la certitude que rien ni personne n'arrêtera le monstre islamiste. Nous avons eu le temps de réaliser que l'islamo-démocratie – une invention du locataire du Palais de Carthage – n'était qu'une fumisterie, une tricherie pour mieux confisquer notre 14 janvier.
Nous l'avons dit. Répétons-le: les Nahdhaouis ne sont pas des démocrates et ils ne pourront jamais l'être. Qu'ils prennent place, aujourd'hui, autour de la table du dialogue national n'y changera rien. Ils ne donneront rien. Ils ne cèderont rien.