L'amendement de l'article 38 du projet de constitution, qui souligne «l'enracinement» de l'éducation dans une «identité arabo-musulmane» est catastrophique à plus d'un titre. Il cherche à formater les citoyens, et à les exclure de la dimension universelle.
Par Monia Sanekli*
Article 38 du projet de Constitution: «L'enseignement est obligatoire jusqu'à l'âge de seize ans. L'Etat garantit le droit à un enseignement public et gratuit dans tous ses cycles et veille à fournir les moyens nécessaires pour réaliser la qualité de l'enseignement, de l'éducation et de la formation».
L'amendement ajouté: «Et agit pour l'enracinement de son identité arabo-musulmane ainsi que l'ancrage et le soutien de la langue arabe et la généralisation de son utilisation aux jeunes générations».
Une usine à marionnettes
L'amendement de l'article 38 est des plus catastrophiques. Le Tunisien croyant avoir fait une révolution pour la démocratie se voit écrouée et interné dans une identité qui est non seulement non représentative mais surtout obstinée et qui exclut tout autre possibilité d'appartenance.
Par cet article amendé, le Tunisien va se faire formater, épurer, filtrer et purifier. Il n'aura plus le libre arbitre. Il ne pourra plus choisir et surtout il sera un ignorant sans aucun savoir et isolé du monde, incapable d'interagir avec les autres cultures et de créer, car, messieurs dames, l'intelligence humaine n'a pas d'identité.
La médecine, la philosophie, les mathématiques, la physique, la biologie, les arts et les lettres appartiennent à l'humanité et on est tous concernés par leurs intérêts et leurs bénéfices.
Exiger de l'enseignement qu'il soit en adéquation avec une identité plutôt qu'une autre c'est le soumettre au bon plaisir du pouvoir, c'est en faire une fabrique et une usine pour façonner des poupées et des marionnettes. Or, les politiques d'enseignement les plus puissantes intègrent le maximum de langues et le maximum d'inter culturalisme.
Cet article est un vrai dommage au savoir et à l'enseignement et ceci selon deux perspectives essentielles.
La patrie englobe plusieurs identités
La première est politique : il est à préciser que dans une république, le savoir et la science sont la base constitutive du social, étant donné que la fonction de l'Etat n'est pas l'accaparement du pouvoir mais la gestion des intérêts communs, la protection de la patrie et le travail à l'évolution et le développement des intérêts économiques, sociaux et politiques du pays. De ce fait, l'acquisition du savoir est l'une des tâches primordiales sinon prioritaires, autrement la fonction de la république est entravée dans son fondement même, à savoir le savoir et l'éducation.
La tâche de la république n'est pas la défense d'une identité plutôt qu'une autre mais la défense de la patrie, et la patrie limitée géographiquement peut englober plusieurs identités. Ceci sans oublier que tout Etat est dans une nécessité de rapports internationaux et diplomatiques, d'échanges culturels, économiques, et scientifiques, ce qui implique la maitrise des langues et l'ouverture au monde. La république n'a pas d'identité, mais une patrie.
La seconde perspective est philosophique : le savoir et la science n'ont pas d'identité, c'est de l'ordre de l'universel et du cosmopolite. L'une des conditions du savoir et de l'esprit scientifique c'est l'objectivité afin de pouvoir accéder à une vérité et des valeurs universelles.
L'identité culturelle ne doit pas être en conflit avec les valeurs universelles, mais plutôt en communication et en dialogue constant.
Les identités culturelles ne se combattent pas mais se complètent et interagissent pour un multiculturalisme fondamental.
L'éducation ne devrait pas être un domptage, du pavlovisme et un engraissement de poulets, mais une occasion pour nos générations pour se former, penser, créer et s'universaliser au lieu de se cloitrer dans une prison identitaire de peur de se faire disparaître. Une identité qui ne dure pas dans la reconnaissance de l'autre meurt et faiblie d'isolement qui mène à sa dégénérescence. Un enseignement est par définition scientifique et multiculturel.
Le savoir n'a ni religion ni identité
Perspective : la langue arabe est certes notre langue officielle mais elle ne doit pas signifier une identité plutôt qu'une autre. Il faut ouvrir les horizons vers d'autres langues vivantes essentielles et fondamentales à l'évolution des arts et des sciences et de la technologie, de la philosophie et des sciences humaines qui ne sont pas en langue arabe.
Les langues vivantes reconnues comme langues de communication internationale comme le français et l'anglais doivent être obligatoires dans l'enseignement, ce qui ouvre l'horizon à la traduction et l'échange.
On ne peut pas former de bons traducteurs, de bons savants et de bons technocrates si les langues vivantes ne sont pas obligatoires. La traduction, moyen essentiel pour l'échange et la communication des sciences, ne peut passer que par la multiplicité des langues et le multiculturalisme. Le savoir est laïc, ce qui veut dire, il n'a ni religion ni identité.
* Professeur agrégée, chercheur en philosophie.
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